Sources I : les textes

 

Tout le livre est fait de fragments issus d’archives écrites ou, dans une mesure différente, visuelles. L’ensemble s’apparente ainsi à un montage, un patchwork, un sampling de ces sources composites.

Voici quelques précisions à propos de l’usage des sources écrites.

N.B. : Il est préférable (à mon avis) d’avoir lu l’album pour que ces précisions aient un quelconque intérêt.

 

Méthodologie de transposition des textes :

 

Les textes cités ont donné lieu à des ajustements nécessaires, mais minimaux : ce sont des extraits prélevés dans des écrits la plupart du temps plus longs. Il y a donc des passages sautés, qui dans l’usage habituel des citations devraient être indiqués par (…) : pour des raisons de fluidité de lecture, ces ellipses passent inaperçues (souvent, c’est dans le passage d’une bulle à l’autre qu’elles peuvent se situer).

Par ailleurs, il m’est arrivé, quoique rarement, de remplacer un point final par un point d’exclamation, ou de remplacer un pronom par le nom qu’il désigne, ou encore d’ajouter un « Mais » dans un début de phrase (c’est un exemple), pour rendre l’ensemble plus clair et vivant. Dans le même esprit d’oralité, il m’est arrivé, très rarement encore, de découper un texte écrit par une seule personne pour le mettre dans la bouche de deux personnages, qui donne ainsi l’impression d’un dialogue. Encore plus exceptionnellement, j’ai ajouté un rire à un personnage en réaction au propos d’un autre.

Bien évidemment, ces diverses manipulations de textes n’ont jamais été faites dans l’esprit d’en manipuler le sens, mais seulement de rendre fluide, clair, vivant, le propos. Du reste, chacun pourra se reporter aux sources mentionnées pour consulter les textes originaux et comparer avec l’usage fait de ces fragments…

 

Nature des textes choisis :

 

Ma volonté initiale était de conduire l’intrigue essentiellement à travers des extraits de textes issus des journaux, afin de proposer un récit choral qui donnerait une idée assez juste et précise de l’écosystème médiatique durant l’affaire Dreyfus, laissant s’exprimer un vaste spectre idéologique avec les propos de l’époque. Je voulais ainsi placer les lecteurs dans une position ouverte qui pouvait être celle de citoyens ordinaires attentifs au débat public à l’époque, comme nous pouvons l’être aujourd’hui en tant qu’auditeurs, téléspectateurs, internautes… ou toujours lecteurs bien sûr. Il me semblait aussi que me limiter aux sources journalistiques était une façon de cadrer un projet aux ramifications potentiellement infinies – un cadre déjà vertigineusement ouvert.

Je me suis pourtant très vite rendu compte que ce serait insuffisant, notamment parce que certains aspects publics de l’affaire ne faisaient sens que si on en comprenait les dimensions souterraines. Et il y avait un risque d’être confus, voire illisible : j’ai donc choisi d’utiliser aussi quelques témoignages de premier ordre pour structurer cet ensemble composite, clarifier certaines facettes de ce grand récit, et permettre aussi que quelques figures privilégiées soient particulièrement incarnées, ce qui était l’occasion de distiller une dimension plus intimiste en contrepoint. Le tout était de trouver un équilibre pour conserver la dimension ouverte du projet initial, sans tout ramener à la trajectoire de ces quelques figures privilégiées.

Dès lors, la question des natures de texte que j’allais utiliser s’est posée. Les articles de presse étaient déjà un iceberg dont j’allais pouvoir aborder seulement quelques parties émergées. En ajoutant quelques témoignages, j’ouvrais soudain une porte à toutes sortes d’autres textes potentiels : des récits, mais aussi des lettres, des compte-rendus sténographiques de procès, des notes ou rapports divers… Que choisir ? Qu’écarter ?

 

Choix des archives :

 

Les témoignages :

Dreyfus Mathieu

Mathieu Dreyfus

Concernant les témoignages, voici ce qui a guidé mes choix : d’abord la proximité personnelle de l’auteur avec l’Affaire, puis la proximité temporelle du témoignage avec l’Affaire. Ensuite, la parole à la première personne.

Enfin, il me paraissait pertinent de voir l’Affaire depuis les tout premiers défenseurs de Dreyfus, ne serait-ce que pour une raison dramaturgique : d’abord seuls contre tous, dans l’ombre avant de passer à la lumière, nous sommes avec eux aux premières loges d’un combat pour la vérité et la justice.

En fin de compte, je n’ai conservé que quatre témoignages : celui de Mathieu Dreyfus est le plus important, il sert de fil conducteur au récit, lui donne un début et une fin. Celui-ci s’ouvre en effet avec Mathieu qui apprend la nouvelle de l’arrestation de son frère. Convaincu de son innocence, il fera tout ce qu’il peut pour le sortir de là, et c’est tout un enchaînement de situations que nous allons suivre jusqu’à une résolution qui n’est pas vraiment celle de l’affaire Dreyfus, mais bien celle du problème initial de Mathieu. Écrit entre 1900 et 1906, son témoignage est un texte écrit à chaud, riche en anecdotes et points de vue personnels sur les choses, les situations, les gens. Ce texte, n’a été publié dans son intégralité qu’en 1978 par les éditions Grasset. L’édition que j’ai utilisée, revue et complétée par l’historien Philippe Oriol, a été publiée par Grasset en 2017, sous le titre L’Affaire telle que je l’ai vécue.

Mathieu avait l’avantage d’être au plus près de l’intimité avec le couple Dreyfus, même s’il reste bien sûr très pudique sur ses relations personnelles avec Alfred ou Lucie Dreyfus, et le second avantage de faire jonction avec la vie publique : il est celui qui fait le lien avec Bernard Lazare, Auguste Scheurer-Kestner, puis Clemenceau, Jaurès, etc. Le choix de suivre Mathieu comme fil conducteur correspondait bien, à mes yeux, à celui de montrer comment l’Affaire se construit médiatiquement, surtout dans la première partie qui se joue essentiellement dans l’ombre. On le voit d’ailleurs moins dans la deuxième partie du livre où la diversité des sources y est plus éclatante. Néanmoins, Mathieu conserve à plusieurs moments un rôle actif, souvent souterrain mais qui se répercute sur le plan de l’impact médiatique ou sur le plan politique, y compris jusqu’à la grâce présidentielle.

Le choix de suivre Mathieu m’a entraîné naturellement à privilégier ensuite les témoignages de Bernard Lazare et d’Auguste Scheurer-Kestner, qui se répondaient, se complétaient, venaient en contrepoint. Les deux ont aussi écrit leurs souvenirs à chaud. Ils n’auraient du reste pas pu les écrire plus tard, car Scheurer meurt en 1899, au moment de la grâce accordée à Dreyfus, tandis que Lazare meurt en 1904.

Joseph Reinach

Joseph Reinach

Auguste Scheurer-Kestner

Auguste Scheurer-Kestner

Bernard Lazare

Bernard Lazare

Le témoignage d’Auguste Scheurer-Kestner, publié sous le titre Mémoires d’un sénateur dreyfusard (Bueb & Reumaux, 1988), présente des caractères très personnels dans ses appréciations. Il est en ce sens tout aussi incarné que celui de Mathieu Dreyfus, quoique d’un style parfois un peu plus empesé.

Le témoignage de Bernard Lazare est le moins étayé des trois : en réalité ce sont des notes écrites à la demande de Joseph Reinach, qui préparait son grand livre sur l’Affaire. Ces notes ont été mises en ligne par Philippe Oriol sur le site de la SIHAD (Société Internationale d’Histoire de l’Affaire Dreyfus) : https://affaire-dreyfus.com/documents/les-souvenirs-de-bernard-lazare-sur-son-engagement-dans-laffaire-dreyfus/

Joseph Reinach, qui a été l’un des protagonistes de l’Affaire, en est aussi le premier historien. Son Histoire de l’affaire Dreyfus publiée en 1901 fourmille de détails et d’anecdotes, et reste une référence de première main, même si les historiens ont depuis établi diverses nuances, pointé des parti-pris, voire révélé des faits alors inconnus de Reinach. Cependant, je ne m’en suis pas servi, car je cherchais des témoignages à la première personne. Or Reinach, même s’il a été personnellement impliqué dans l’Affaire, a écrit en historien avec un ton relativement distancié, et rarement à la première personne (du moins pour les passages que j’ai lus, car je confesse ne pas avoir lu l’entièreté de cette somme monumentale).

Pour moi, l’enjeu était d’avoir des témoignages véritablement incarnés. Je ne voulais pas d’une voix qui raconte l’Affaire avec un recul trop grand, pas de voix off, de commentaire surplombant. Comme dans un documentaire contemporain, être en prise avec ce qui est raconté en donnant l’impression de le vivre, sinon au moment présent, au moins avec un léger différé.

Léon Blum

Léon Blum

C’est pour la raison d’un décalage temporel trop important que j’ai aussi écarté les Souvenirs de l’Affaire de Léon Blum, écrits en 1935, au moment de la mort d’Alfred Dreyfus. Blum y détaille bien des aspects passionnants, parfois dans l’ombre. Par exemple, le statut de Maurice Barrès auprès des jeunes écrivains de sa génération, que Blum a essayé de convaincre de l’innocence de Dreyfus et d’engager dans la cause de la révision (en vain). Par exemple, le rôle et l’aura du bibliothécaire de l’École Normale Lucien Herr, celui qui a convaincu Blum de l’erreur judiciaire (et qui a convaincu aussi Jaurès), une personnalité passionnante mais discrète qui ne fait qu’une brève apparition dans mon livre. Enfin, Blum a une vision politique et historique stimulante, qui replace l’Affaire dans la continuité de précédents épisodes qui ont agité la République de cette fin de XIXe siècle, le boulangisme ou le scandale de Panama… J’avais ainsi intégré dans une première version plusieurs témoignages de Léon Blum qui me paraissaient éclairants, pour finalement choisir de les écarter, car son propos vient avec un recul historique bien supérieur à tous les autres, et aussi parce qu’il a eu un rôle personnel bien moindre que les protagonistes que j’ai conservé. Avec regret, Léon Blum est donc finalement quasiment absent du livre.

Il y en a bien d’autres, qui ne font que passer, ou même pas, et que j’aurais aimé mettre en scène, mais il fallait faire des choix…

Parmi eux, il y a notamment Charles Péguy, jeune socialiste et ardent dreyfusard proche de la Revue blanche (fustigeant les atermoiements de bien des socialistes qui ne se décidaient pas à prendre une position claire) qui consacre de nombreuses pages à ses souvenirs de l’Affaire dans Notre jeunesse, écrit en 1911 pour les Cahiers de la Quinzaine. Avec un certain recul qui lui permet de critiquer sévèrement le dreyfusisme d’après l’affaire Dreyfus, il y développe une vision singulière, empreinte d’une mystique républicaine et patriotique toute particulière, finalement nourrie par la pensée barrésienne mais sans pour autant rien renier de son engagement dreyfusard. Péguy fait à peine une apparition dans mon livre, très discrète de surcroît. Mais son témoignage était plus tardif que les autres, son rôle également de second plan par rapport à d’autres, et je devais faire des choix, dicté par l’équilibre général du livre.

Louis Leblois, l’avocat et ami du lieutenant-colonel Picquart, a aussi écrit de nombreuses pages sur l’Affaire. Écrites une vingtaine d’années après les faits, elles ont été publiées de façon posthume (Leblois étant mort en 1928) en 2011 aux éditions Theolib. Je ne les ai pas utilisés, notamment parce qu’il se met en scène à la troisième personne. En revanche, j’ai intégré une interview qu’il a donnée au Temps en 1906, au moment de la réhabilitation de Dreyfus, car elle m’était utile pour éclairer son rôle de lien entre Picquart et Scheurer-Kestner. C’est le texte le plus tardif que j’ai utilisé dans tout l’ouvrage. À propos de Leblois, Mathieu a des pages acerbes, que je n’ai pas mises mais qui sont intéressantes : outre le reproche qu’il lui fait d’avoir joué un rôle ambivalent auprès de Scheurer-Kestner, il considère que Leblois a essentiellement tenté d’utiliser l’Affaire pour faire avancer sa carrière personnelle.

Georges Picquart

Georges Picquart

J’ai aussi failli utiliser un témoignage d’une nature très particulière : le texte écrit par le colonel Picquart le 2 avril 1897 à Sousse et confié à son avocat et confident Leblois, alors qu’il craignait pour sa vie. Il y raconte comment il a découvert le véritable auteur du bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus, y démontre l’illégalité du procès fait à Dreyfus, et relate les démarches faites auprès de ses supérieurs, les généraux Gonse, de Boisdeffre jusqu’au ministre Billot, qui ont étouffé le problème et l’ont éloigné en Tunisie. Ce texte, qui a le mérite de clarifier le rôle de Picquart et celui de ses supérieurs, aurait été passionnant à introduire dans le récit (j’avais même imaginé selon quel dispositif contemporain le transposer), mais il était problématique pour la cohérence d’énonciation. Ce n’était pas un témoignage public comparable aux autres, mais un écrit d’une nature qui ne pouvait pas être sortie de son contexte : il était destiné à devenir public au cas où Picquart venait à mourir pour une raison ou pour une autre, afin qu’il « n’emporte pas ce secret dans la tombe » comme il avait pu le dire au général Gonse. De fait, comme Picquart est resté en vie, ce texte n’a pas été rendu public pendant l’Affaire. Il ne l’a pas été non plus, à ma connaissance, par Picquart lui-même. Je l’ai trouvé, sous le titre « Déclaration testamentaire du colonel Picquart sur l’affaire Dreyfus », dans les documents que Leblois voulait publier et qui l’ont été à titre posthume (Louis Leblois, L’Affaire Dreyfus – volume 3, éditions Theolib, 2011, p. 93).

 

Alfred Dreyfus

Alfred Dreyfus

Enfin, j’ai écarté un témoignage exceptionnel, celui d’Alfred Dreyfus lui-même, qui a raconté ce qu’il avait vécu dans Cinq années de ma vie, écrit en 1901 notamment à partir du journal qu’il tenait au bagne. En outre, ses Carnets (1899-1907) ont aussi été publiés en 1998 par Philippe Oriol, ce qui jette un éclairage personnel sur les années de combat de Dreyfus pour sa réhabilitation pleine et entière. J’avais décidé d’écarter cette seconde période de mon récit, donc de ne pas utiliser ces textes. Pour ce qui concerne le premier livre, la question pouvait se poser.

Seulement, Dreyfus n’a pas vécu l’Affaire Dreyfus pendant les cinq années passées à l’île du Diable, et je trouvais intéressant de montrer cela : mettre en scène l’absence de Dreyfus, mettre en scène tous les fantasmes à son sujet, ce nom qui revient mais qui ne correspond plus à une personne : c’était cela mon sujet. Raconter Alfred Dreyfus serait un autre livre. Certes, j’aurais pu mettre en contrepoint des extraits de son témoignage, qui est bouleversant, mais il m’a paru plus pertinent de ne pas le faire, de garder la personnalité d’Alfred Dreyfus étrangère aux lecteurs comme elle l’a été pendant toutes ces années à ceux qui suivaient l’Affaire dans la presse. Dès lors, loin d’être une façon de l’occulter, je crois que ce choix permet de le faire exister d’une façon tout à fait particulière dans ce livre…

Émile Zola

Émile Zola

 

 

Il existe bien entendu de nombreux autres témoignages que je n’ai pas exploités, et l’idée n’est pas d’en faire une liste, que je serai d’ailleurs bien en peine d’établir étant donné le nombre de personnes qui ont raconté « leur » affaire Dreyfus.

Il en reste néanmoins deux que j’ai utilisés, mais n’ai pas encore évoqués…

Aux trois témoignages principaux (Mathieu Dreyfus, Auguste Scheurer-Kestner, Bernard Lazare), j’ai adjoint celui d’Émile Zola, qui permettait principalement de contextualiser ses diverses interventions. C’est d’ailleurs ce que Zola lui-même a cherché à faire par ces textes écrits en 1901 pour l’édition d’un recueil de ses articles consacrés à l’Affaire (Émile Zola, La vérité en marche, l’Affaire Dreyfus, GF-Flammarion, 1969).

 

Ferdinand Forzinetti

Ferdinand Forzinetti

 

 

Pour finir, l’un des tout premiers à être convaincus de l’innocence de Dreyfus a aussi écrit un témoignage, dans un cadre encore différent : il s’agit du commandant Forzinetti, le directeur de la prison du Cherche-Midi. Ce témoignage est le seul parmi ceux que j’ai mis en scène qui a été écrit et rendu public pendant l’Affaire. En effet, un « dossier du commandant Forzinetti », écrit de sa main, a été publié dans le Figaro le 21 novembre 1897, pour défendre publiquement son point de vue après son limogeage par décision ministérielle. J’ai utilisé ce témoignage à plusieurs reprises, dès le début du livre, mais compte tenu de la circonstance de son énonciation, je l’ai mis en scène d’une façon moins neutre que les autres, et le moment précis où il s’est épanché publiquement est intégré dans le récit (p.110).

 

 

Les journaux :

J’ai essayé d’être éclectique dans l’usage de la presse. Néanmoins, hormis quelques occurrences, il s’agit principalement de la presse parisienne, car il était complexe d’ajouter et rendre sensibles les disparités de la presse au niveau national, et même international à un certain stade. D’autre part, je n’ai pas forcément tenu compte des tirages, pourtant très différents d’un titre à l’autre, car c’était difficile d’intégrer cette donnée. À cet égard j’ai tout de même tenté dans ma transposition de faire apparaître certains titres ou auteurs selon des modalités qui pouvaient paraître plus confidentielles que d’autres (en jouant par exemple sur le registre de médias mainstream vs médias alternatifs ou de niche, par exemple à la façon de youtubeurs – même si nous savons que ces derniers ont parfois des audiences supérieures à certains médias mainstream).

L’idée générale était de trouver des modalités de transposition des dispositifs médiatiques qui pouvaient entrer en résonance ou en cohérence avec la réalité des journaux de l’époque, leur audience, leur ligne éditoriale, etc. Mais, bien entendu, il n’y a pas de comparatisme terme à terme possible, et c’est d’ailleurs un écueil que j’ai surtout tenté d’éviter. Ces questions de transposition n’obéissent pas non plus à une méthodologie de type scientifique : on est bien là, avant tout, dans le domaine des choix artistiques, avec la part du sensible, de l’intuitif, et de l’attention portée à la dimension organique de l’objet singulier en cours de création…

Pour revenir aux journaux durant l’affaire Dreyfus, on peut les ranger dans diverses catégories : les organes anti-dreyfusards (qui furent la grande majorité, avec en première ligne les plus virulents comme La Libre Parole, L’Intransigeant, les plus lus comme Le Petit Journal ou les journaux proches de l’État-major comme L’Éclair), les neutres (Le Petit Parisien ou Le Temps ont été relativement neutres), les « épongistes » (ceux qui changeaient en fonction de leur lectorat, comme Le Figaro ou Le Matin qui finirent dreyfusards mais ne le furent pas toujours ou par intermittence), et les journaux dreyfusards (qui commencèrent à poindre entre l’automne 1897 et le printemps 1898, comme L’Aurore, La Fronde, Le Siècle…). Dans son article « Le Procès-verbal » publié le 5 décembre 1897 dans Le Figaro, Émile Zola dresse une typologie cinglante du panorama de la presse d’alors (j’en retranscris un extrait seulement dans l’album, p. 120), sans donner de nom mais en témoignant de l’état d’esprit général, dans sa diversité.120 recadréLes deux titres à plus gros tirages étaient Le Petit Journal (clairement antidreyfusard, avec notamment Ernest Judet en éditorialiste vedette), qui atteignait alors le million d’exemplaires, Le Petit Parisien (plus neutre), autour de 800 000 exemplaires. À titre de comparaison, L’Aurore tirait au début à 30 000 exemplaires, et le fameux numéro du 14 janvier 1898 (« J’Accuse…! ») était monté exceptionnellement à 300 000 exemplaires.

Dans Le Siècle de la presse (Seuil, 2004, p. 211), l’historien Christophe Charle précise qu’au « lendemain de J’accuse et au moment du procès Zola, 48 [quotidiens] sont antidreyfusards, trois sont révisionnistes, quatre dreyfusards. » Les journaux révisionnistes étaient favorables à la révision du procès de Dreyfus, sans pour autant défendre l’innocence de Dreyfus : c’était le cas par exemple de L’Autorité de Paul de Cassagnac, bonapartiste patriote et antisémite qui considérait le huis clos comme problématique, indépendamment de la culpabilité ou non de Dreyfus. Christophe Charle poursuit, citant les chiffres de Janine Ponty : « Parmi les antidreyfusards, 22 sont antisémites et violents contre Dreyfus, 5 sont hostiles mais sans antisémitisme, 18 le sont sans violence et 3 se rattachent à la gauche socialiste. L’antidreyfusisme, à dominante droitière, touche donc, à cette époque, encore largement la presse de gauche. En parts de tirage, l’écart entre l’antidreyfusisme, le dreyfusisme et le révisionnisme est encore plus considérable : 96% des tirages cumulés pour le premier, 2% pour les dreyfusards, 2% pour les révisionnistes. »

Le rapport de force évolue par la suite progressivement en faveur du camp dreyfusard, mais ces chiffres donnent une idée de l’écosystème médiatique de l’époque. Pour aller plus loin, outre divers livres d’historiens, on peut aussi consulter une page Wikipedia consacrée à ce sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Presse_et_édition_dans_l’affaire_Dreyfus.

En guise de repères plus généraux sur la presse au moment de l’affaire Dreyfus, l’historien Bertrand Joly précise qu’«en 1897 il se publie 2401 périodiques à Paris et 3386 en province, et l’on estime à 4,5 millions d’exemplaires le total des tirages quotidiens, avec une grande variété de qualité et de diffusion, de la feuille cantonale à l’empire du Petit Journal. En province, la presse locale semble beaucoup plus lue que la presse nationale (…). Il est vrai toutefois que les éditoriaux parisiens sont souvent repris par les feuilles locales, ce qui confère à des titres peu vendus comme le Siècle une audience très supérieure à leur diffusion. » (Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Fayard, p.82-83)

Pour ma part, à titre indicatif, j’ai recensé dans mon album des extraits issus de 298 journaux, prélevés dans 48 titres différents.

Mes recherches et mes choix ont été guidés par l’importance historique de certains articles incontournables qui ont fait l’Affaire (de La Libre Parole, du Figaro, du Matin, de l’Éclair, de l’Aurore en particulier), par l’évocation de certains d’entre eux dans les témoignages de Mathieu Dreyfus, de Bernard Lazare, de Scheurer-Kestner ou de Zola, ainsi que par la volonté de mettre en scène certains acteurs récurrents (comme Rochefort de l’Intransigeant, Barrès de La Cocarde puis du Journal, Drumont ou Gaston Méry de La Libre Parole, Séverine de La Fronde, Clemenceau de L’Aurore, Guyot du Siècle, Jaurès de La Petite République, Sébastien Faure du Libertaire puis du Journal du Peuple, Ernest Judet du Petit Journal, Gaston Leroux du Matin). Il fallait en effet ne pas s’éparpiller en tous sens, qu’on puisse avoir l’impression au fur et à mesure d’identifier et connaître un peu un certain nombre de personnages, ce qui a conduit à passer sous silence bien d’autres acteurs ou journaux, ou à leur donner une place plus faible qu’il n’eût peut-être fallu…

Enfin, j’ai prélevé un certain nombre d’articles en fouillant dans certains journaux autour de l’Affaire, parfois dans les pages 2 ou 3, soit pour des éléments de contextualisation, soit pour mettre en scènes des événements périphériques mais liés (comme la tentative de coup d’État de Déroulède, les élections législatives de mai 1898, ou l’épisode du « fort Chabrol »). Ou bien encore à l’affût d’articles qui disaient quelque chose des pratiques médiatiques et de leurs effets, et qui me paraissaient résonner fortement avec aujourd’hui (par exemple, l’article sur Zola en 1894, p.12, ou l’article sur la volonté de se déconnecter, au moment du procès de Rennes, p. 291). D’une autre façon, le choix d’un texte plutôt qu’un autre pour évoquer tel ou tel événement a pu être déterminé par un désir de mise en scène particulier : par exemple, je n’aurais peut-être pas choisi ce texte de Clemenceau p.205, si je n’avais eu l’idée de le transposer à la façon d’un youtubeur avec des likes et dislikes venant jouer en écho avec le pouce baissé évoqué dans un texte qui renvoie ce geste à l’antiquité. Façon de traduire en une page toute la généalogie d’un signe médiatique…

205 recadré 90Les textes d’origine, invariablement rédigés à longueur de journaux, ont donc été transposés dans des dispositifs aussi différents que des plateaux télévisés (avec ou sans public, en situation de débat ou en journal télévisé, en reportage ou en zapping), des journaux en ligne (qui permettent notamment de mettre en scène un extrait de texte coupé par l’écran, suggérant que l’article se poursuivrait si on pouvait scroller la page), des réseaux sociaux ou des plateformes de vidéo en ligne (avec des effets d’interaction, de commentaires, ou de prise de parole face caméra, et là aussi l’illusion du scrolling…) ou encore des pages d’accueil d’actualités (baptisées Hourra !, elles permettent principalement de contextualiser – et d’intégrer des publicités d’époque)…

Il y avait une volonté de chercher à chaque fois le dispositif le plus approprié pour mettre en scène tel ou tel texte de façon pertinente, ou percutante, ou cohérente, ou qui allait pouvoir produire des effets de résonance particulier. Ou encore tout simplement avec la volonté de rythmer le livre, de passer d’un registre à un autre, de créer des moments de respiration ou au contraire un tempo très enlevé, voire saturé.

Cette question de rythme était essentielle : l’unité de base est constituée par une page (parfois une double-page), et les moments audiovisuels transposés en bande dessinée n’évoluent que dans le cadre de strips en quatre cases, jamais davantage. Ces contraintes structuraient un terrain de jeu propice aux libres transpositions des textes dans cette variété de dispositifs, avec une part d’improvisation au fur et à mesure…

196Autant que possible, j’ai cherché à incarner les journalistes cités par des personnages qui leur ressemblaient. Mais j’ai été confronté à deux difficultés : d’abord, de nombreux articles n’étaient pas signés, ensuite certains journalistes ont été difficiles à identifier.

Dans le premier cas, j’ai dû inventer des personnages de journalistes imaginaires. Avec le souci de ne pas verser dans une trop grande dispersion, j’ai parfois saisi l’occasion pour faire revenir ces journalistes imaginaires de façon récurrente, comme des présentateurs de journal télévisé : ainsi de nombreux articles du Petit Parisien ou même un certain nombre d’articles du Figaro ont reçu un tel traitement…

La deuxième difficulté m’a conduit à quelques impairs : dans certains cas, je n’ai pas réussi à identifier tel ou tel nom de journaliste, à lui trouver son vrai visage dans mes recherches, notamment dans le cas d’auteurs qui écrivaient sous pseudonyme. Cependant, arrivé à la fin du livre, la décision a été prise d’ajouter des notices biographiques : en faisant alors des recherches plus poussées sur tel ou tel, j’ai réussi à en identifier certains a posteriori, qui ne leur ressemblent donc malheureusement pas dans l’album. Ainsi Charles Roger (pseudonyme de Daniel Cloutier), Louis Desmoulins (pseudonyme de Robert Mitchell), qui n’apparaissent que sur une ou deux pages chacun, ne ressemblent pas à ce qu’ils furent en réalité. Tandis que j’ai dû inventer les visages de certains autres dont je n’ai pu trouver d’image, comme Charles Leser, Albert Bataille, Benjamin Guinaudeau, Montville, Marcel Pradier…

 

Les compte-rendus sténographiques des procès :

Les divers procès qui émaillent directement ou indirectement l’affaire Dreyfus ont été l’occasion de recueillir de nombreuses dépositions qui avaient valeur de témoignage. Je n’ai utilisé ces textes qu’avec parcimonie, à travers leurs recensions dans la presse. Car, hormis dans le cas des procédures en huis clos, l’intégralité des débats était restituée dans plusieurs journaux chaque jour lors des procès Esterhazy et Zola, ou le conseil de guerre de Rennes… Il y a parfois des différences dans les retranscriptions d’un journal à l’autre, la plupart du temps anecdotiques. Du reste, je n’ai conservé que peu de passages de ces divers procès, par rapport au nombre de témoignages ou d’impressions d’audiences rapportées, qui constituent une littérature à part entière.

Bien entendu, en ce qui concerne la méthodologie d’utilisation des sources, j’ai aussi évacué la tentation d’utiliser des témoignages prononcés dans le cadre d’un procès en les sortant de leur contexte. Cela aurait pourtant pu être une occasion d’énoncer clairement certaines situations, de la bouche même de certains protagonistes importants qui ne s’exprimaient pas forcément ailleurs. Mais c’était problématique en terme de cohérence narrative, et en terme de déontologie : je voulais tricher le moins possible avec les sources, leur nature, leur contexte d’énonciation.

 

Les courriers :

Pour la même raison de respect des contextes d’énonciation, pratiquement tout ce qui concerne la correspondance privée a été écarté. En effet, l’essentiel du livre est tendu vers le débat public : intégrer des courriers privés aurait dénoté dans cet ensemble. Il y a pourtant des milliers de lettres ou de notes qui évoquent l’Affaire et auraient pu jeter sur elles un éclairage intéressant. Les plus célèbres, et celles que j’aurais aimé pouvoir intégrer davantage sont bien sûr celles que se sont échangés Lucie et Alfred Dreyfus. Cette correspondance abondante et émouvante (il y a même quelques courriers de leur enfant Pierre, à peine en âge d’écrire) a été rassemblée et éditée dans le livre : Alfred et Lucie Dreyfus, « Écris-mois souvent, écris-moi longuement… » Mille et une nuits, 2005.P.160

La seule occurrence d’un courrier d’Alfred à Lucie apparaît dans le livre parce qu’il a été décidé d’en publier dans la presse quelques extraits en février 1898, afin « d’humaniser » celui qui était aux yeux de la majorité des Français encore un traître. Même s’il n’apparaît qu’à peine dans mon livre, cet échange épistolaire a été un aspect très important de l’affaire Dreyfus, ne serait-ce que parce qu’il permet de mesurer la force morale des époux Dreyfus, et parce que certainement ces courriers auront contribué à maintenir Alfred en vie. J’aurais aussi aimé en distiller davantage, car on aurait alors pu faire connaissance véritablement avec Lucie, personnage fort qui n’apparaît pratiquement pas non plus dans l’ouvrage. En effet, Lucie s’est pleinement investie dans ce rôle privé de soutien moral à son mari, tandis que son beau-frère Mathieu a pris en charge la stratégie de défense publique d’Alfred. Ceci correspond aux rôles traditionnels dévolus aux femmes et aux hommes en cette fin du XIXe siècle dans le milieu bourgeois, et mon choix de mettre en scène l’articulation du débat public m’a contraint à atténuer la présence de Lucie dans la défense d’Alfred Dreyfus. En contrepoint, c’est à travers les féministes de la Fronde, en particulier Séverine, que les femmes prennent part à la vie publique autour de l’affaire Dreyfus. Michel Winock, dans Le siècle des intellectuels (Seuil, 1997) souligne par ailleurs le rôle de certains salons tenus par des femmes en cette fin de XIXe siècle, où se rencontraient nombre de figures de la vie politique, artistique et intellectuelle. Comme il s’agissait de discussions dans l’espace privé, même si elles réunissaient des acteurs publics, j’ai choisi de ne pas mettre en scène ces salons, d’autant qu’il n’y a pas de trace (à ma connaissance) des propos précis qu’il s’y sont échangés. Je n’utilisais que des mots publiés dans des journaux essentiellement aux mains des hommes, et j’ai donc choisi de mettre en scène ces propos dans des cercles masculins. Façon de mieux rendre sensible quel écosystème assignait à Lucie Dreyfus son rôle privé et en quelle rupture apparaissait la Fronde.

Quelques autres courriers apparaissent néanmoins : un courrier de Joseph Reinach à Lucie Dreyfus, d’importance dans le déroulement des faits, évoqué par Mathieu dans son témoignage (transposé façon mail). Un courrier de Bernard Lazare dans une correspondance privée avec Édouard Drumont : il répond en privé à une déclaration publique de Drumont, et le contenu est tellement sidérant qu’il me paraissait pertinent de l’intégrer dans mon dispositif comme une réponse en commentaire sur un réseau social.

 

En guise de conclusion provisoire

 

Voilà à peu près quels ont été mes parti-pris dans l’usage des textes.

Je finirai juste en évoquant l’intérêt que j’ai trouvé à déployer un récit façonné à partir de sources écrites par d’autres. Il y a bien sûr une vertu d’un point de vue de l’histoire et du rapport au réel : à travers les références citées, on déploie un tissu de preuves que ce qu’on énonce l’a bien été à tel moment par telle personne. Même si on peut jouer ou tricher avec cela, comme l’a fait admirablement Perec dans Un cabinet d’amateur, ici ce n’est pas le cas, et l’on peut se diriger vers d’authentiques sources (ce que facilite l’application de réalité augmentée). Dans un domaine connexe, il y a peut-être aussi un intérêt du point de vue de l’usage des médias dans une ère parfois qualifiée de « post-vérité » : mentionner les sources, les croiser, les interroger reste un enjeu crucial pour tendre vers la compréhension d’une réalité, et se mettre d’accord collectivement sur les réalités dont on parle.

Paradoxalement, la question de la vérité reste problématique dans mon dispositif, car l’artifice anachronique empêche de prendre ce qui est montré pour argent comptant : nous savons qu’il n’y avait pas la télévision ni Internet à l’époque de l’affaire Dreyfus. Cela ne pouvait donc pas ressembler à ça. En d’autres termes, c’est fake. Et pourtant… nous savons aussi qu’aucune représentation ne recouvre le réel, ne peut se faire passer pour lui, y compris celles qui cherchent la ressemblance la plus absolue. Si elles nous en donnent l’impression, elles nous trompent. Ainsi, en ne cachant pas l’artificialité de mon dispositif, il me semble montrer quelque chose de vrai sur la nature de mon livre : une représentation artificielle, qui renvoie néanmoins à du réel. Une restitution plus qu’une reconstitution.

Rien de neuf, bien sûr : ce sont de vastes sujets de nouveau remués, qui parcourent l’histoire de l’art et de la littérature depuis l’antiquité…

Enfin, c’est précisément ce dernier aspect, littéraire, qui m’a beaucoup intéressé dans cette façon de construire un récit à partir de citations : du point de vue de l’expérience de création, tenter de façonner un ensemble cohérent et incarné à partir de fragments disparates, d’écrire une histoire, avec sa dramaturgie, sans en écrire une seule ligne ni même en inventer la moindre péripétie, était très stimulant. Je l’ai vécu comme une expérience d’écriture sous contrainte, à la façon de l’Oulipo. Vous venez d’ailleurs de lire, en quelques sortes, l’exposé de ces contraintes…

 

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