Le fort

 

 

Une fois que l’emplacement a été choisi, il fallait déterminer à quoi allait ressembler le fort Caroline. Les plus lointains témoignages datent du XVIe siècle : il s’agit de descriptions écrites par les protagonistes de l’aventure, principalement par Laudonnière et dans une moindre mesure par Jacques Le Moyne, et de deux gravures de Théodore de Bry d’après Jacques Le Moyne.

Brevis narratio De Bry Brevis narratio De Bry

La reconstitution de Jacksonville s’est inspirée de ces gravures. On en reconnaît notamment la forme en triangle avec un bastion sur chaque angle, ainsi que l’arche qui surmonte la porte principale, bien que celle-ci ne soit pas située du même côté. Le problème, outre l’incertitude déjà évoquée quant à la localisation, c’est que ces gravures sont une source peu fiable.

Postcards

Dans Le Théatre de la Floride, Frank Lestringant détaille tout ce qui n’est pas vraisemblable dans ces gravures [1]. Pour synthétiser, j’en retiendrai ici quelques points : il y a bien sûr – cela saute aux yeux – des incohérences dans le rapport d’échelle, mais aussi sur le terrain (une île ? un croisement de deux rivières ?) ou dans la façon dont le fort épouse le terrain sur lequel il est bâti (ou plutôt, dans la deuxième image, dont le terrain épouse le fort), mais encore dans ses orientations géographiques ou enfin dans le choix des matériaux (les murs des remparts n’étaient pas en pierre ou en briques comme on le voit dans la seconde gravure). Sur ce dernier point, la reconstitution du Fort Caroline National Memorial semble plutôt conforme à la réalité matérielle de l’époque, hormis l’arche en pierre (à moins qu’elle ne soit en bois ? En tout cas, elle n’est jamais évoquée dans les descriptions).

fortPour ma part, ayant de toute façon choisi un autre emplacement que Jacksonville, mon fort n’allait pas nécessairement être disposé comme celui-ci. Je décidais de tenter, autant que possible, de m’appuyer sur les descriptions de Laudonnière, qui était au bout du compte la source la plus précise et fiable.

J’ai d’abord essayé de comparer l’emplacement choisi, au bord de l’Altamaha, avec la description que le capitaine français donnait pour envisager l’orientation du fort. Idéalement, je voulais épouser la forme en triangle qui apparaissait dans la forêt.

altamaha google maps

Voici les orientations mentionnées par Laudonnière :

« Nostre fort estoit basti en triangle. Le costé de l’Oest, qui estoit celuy de la terre, estoit fermé d’une petite tranchée et relevée de gazons faicts en forme de parapet, de la hauteur de neuf pieds ; l’autre costé, qui estoit vers la rivière, estoit fermé d’une palissade de clies de la manière que l’on faict les gabions. Il y avait du costé du sud une forme de bastion, dedans lequel je feis bastir une grange aux munitions. »

Soit : à l’ouest, la forêt. De l’autre côté (c’est moins précis) vers la rivière, une palissade en bois. Au sud, un bastion, avec une grange aux munitions. C’est-à-dire un poste de défense avec des canons.

Le fort n’ayant que trois côtés, il n’y a donc pas quatre orientations claires. Les deux plus précises évoquées par Laudonnière sont à l’ouest et au sud (de l’autre côté étant la rivière : donc au nord ou à l’est). Ceci me paraissait compatible avec l’orientation de mon terrain. Et logique que le bastion soit orienté au sud, pour pouvoir se défendre d’une attaque terrestre, les autres angles laissant moins de prise à un vaste territoire, à cause de la trajectoire des bras de rivière.

Voici un dessin préparatoire auquel j’ai abouti. A gauche, des grandes bâtisses pour les soldats. Une maison haute au nord (qui sera détruite plus tard par le vent, est-il précisé par Laudonnière). De plus petites maisons pour des officiers. Sur la droite, donnant sur la grande cour centrale, le logis du capitaine Laudonnière : maison allongée qui donne au nord sur la palissade vers la rivière et au sud sur une petite cour dans lequel est dressé un pavillon, lequel donne sur la grange à munitions. Au sud, le bastion et la grange aux munitions.

Fort Caroline 8e essa A4i

Contrairement aux autres reconstitutions que j’ai pu voir, j’ai choisi de ne représenter qu’un bastion, car Laudonnière n’en évoque qu’un. A d’autres reprises dans son texte, c’est toujours le bastion qui est mentionné : j’en conclue donc qu’il n’y en avait pas à chaque angle du fort, comme on peut le voir dans les gravures de Théodore de Bry ou dans la reconstitution du Fort Caroline National Memorial.

Pour m’aider dans ma reconstitution du fort, le hasard m’a bien aidé. J’ai eu l’occasion d’aller au Service historique de la Défense au château de Vincennes pour feuilleter le manuscrit original de la Cosmographie Universelle de Guillaume Le Testu – grand moment, après avoir passé quelques journées à mettre en scène ce cartographe en train de dessiner ce corpus de cartes, et après avoir fait des copies de certaines d’entre elles, que d’avoir sous les doigts et pouvoir frôler du regard ces pages encrées en 1556 ! Sur la table d’à côté, un homme compulsait, comme il est d’habitude en ce lieu, plusieurs ouvrages anciens. Or, alors que je m’apprêtais à partir, il m’aborda : son regard avait été attiré par ce livre de cartes exceptionnel et il voulait savoir de quoi il s’agissait. Dans la discussion qui suivit, je compris qu’il venait vérifier quelques références avant de soutenir sa thèse la semaine suivante, une thèse portant sur La fortification géométrique de Jean Errard et l’école française de fortification (1550-1650). Le lendemain je faisais une séance de dédicace à Paris, et cet homme, à qui j’en avais touché un mot, est venu. L’idée du travail que j’aurai à fournir pour représenter le fort Caroline, alors que je n’y connaissais rien, m’a traversé l’esprit…

Nous avons alors gardé contact, puis, quand le temps fut venu, Frédéric Métin (c’est son nom) a amicalement suivi mes étapes de travail et les a réorientées lorsqu’elles faisaient fausse route. Il m’a explicité certaines techniques de construction évoquées par Laudonnière, conseillé sur la forme et la fonction de certaines parties du fort, comme le bastion, les parois en levées de terre recouvertes de gazon en usage pour des fortifications de campagne (inspirées des fortifications romaines), ou bien leur taille (par exemple, la grande place centrale évoquée par Laudonnière était trop petite dans mes premières tentatives, ou bien les remparts étaient trop hauts ou au contraire trop bas)…FLORIDA Dytar

Bien entendu, cela ne veut pas dire que tout est juste désormais. Mais j’ai tenté de m’approcher autant que possible d’une image vraisemblable de ce fort.

Voici un extrait de la description de  Laudonnière :

« Le tout estoit basty de fascines et de sable, excepté environ la hauteur de deux ou trois pieds de gazon, dont les parapets estoient faicts. J’avois faict faire une grande place au meilleu, de dix-huit pas de lont et de large, au meilleu de laquelle, tirant sur l’un des costez vers le sud, je feis bastir un corps de garde, et une maison de l’autre costé vers le north, laquelle j’avois faict eslever un peu trop haut ; car, un peu de temps après, le vent mel’abbatit, et l’experience m’apprist qu’il ne faut pas bastir à ceste terre à hauts estages, à cause des grands vents ausquelles elle est subjecte. L’un des costez qui fermoit ma court, laquelle j’avois faict faire belle et spatieuse, touchoit à la grange des munitions, et en l’autre, vers la rivière estoir ma maison, à l’entour de laquelle il y avoit des galleries toutes couvertes. La principlalle saillie de mon logis estoit au meilleu de la grande place, et l’autre estoir devers la rivière. Assez loin du fort je feis bastir un four, pour éviter aux fortunes du feu, à cause que les maisons sont couvertes de palmites qui sont prompts à estre brulez, depuis que le feu y prend, si bien qu’à grand peine peut on avoir le loisir de l’estreindre. Voilà en brief la description de nostre forteresse, que je nommay la Caroline en l’honneur de nostre prince le roy Charles. »

Les toits étaient « couverts de palmites », c’est-à-dire de feuilles de palmiers tressées, selon les usages des Indiens qui ont aidé les Français. Cela ressemblait en fin de compte à des toits en chaume. C’est pourquoi dans mon album, les toits apparaissent verts au début de la construction, et rapidement ils perdent leur fraîcheur originelle. En revanche, les remparts verdissent quand l’herbe y pousse : les plantations permettaient de maintenir la terre compacte par l’enracinement, ce qui était important notamment en cas d’intempérie.

D’autres sources m’ont servi de complément. Par exemple, j’ai trouvé la précision de l’eau qui coulait dans les fossés dans la Copie d’une lettre anonyme de 1564 :

« Lequel fort est sur la dicte rivière de May, environ six lieues dans la rivière loing de la mer, lequel en peu de temps avons si bien fortifié que l’avons mis en défence, ayans les commoditez fort bonnes, l’eau iusques dans notre fossé du fort (…) »

Pour ce qui est de la matérialité des maisons, j’ai aussi été guidé par l’historien Bertrand van Ruymbeke vers une piste surprenante : le film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde. Alors que je souhaitais dans la mesure du possible me référer à des sources de première main plutôt qu’à d’autres reconstitutions, raison pour laquelle j’ai choisi d’engager des dialogues avec plusieurs historiens, l’un d’entre eux me renvoyait curieusement vers un film de fiction ! Et il a eu raison.

Le making-off du film m’a appris avec quel sérieux l’équipe du film a travaillé ses reconstitution de Jamestown, la première petite colonie anglaise pérenne en 1607, en Virginie. Tout dans ce film a été construit avec les mêmes matériaux qu’à l’époque, trouvés sur place. Même les plantations de maïs ont été réalisées conformément aux usages des premiers colons.

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Jamestown était lui aussi de forme triangulaire mais, contrairement à fort Caroline, était entouré de palissades en bois.

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En fait, c’est plutôt de l’ambiance des maisons, aux structures en bois et aux murs recouverts d’argile, dont j’ai pu m’inspirer. Et encore davantage de la façon dont le fort apparaissait fragile, voire misérable, dans cette nature luxuriante, à l’opposé d’autres images que j’avais pu voir à propos du fort Caroline, où celui-ci pouvait apparaître plus puissant qu’il n’était en réalité (comme cette gravure du XVIIIe siècle inspirée de celles de Théodore de Bry).

gravure 17e arrivée de Ribault à la caroline

Frédéric Métin m’a montré par ailleurs un plan de fortification en triangle de Errard daté de 1600, qui peut donner une idée de ce qu’on pouvait concevoir géométriquement à la fin du XVIe siècle :

 plan Errard

Même si la gravure de Errard est postérieure au dessin de De Bry, il est tout à fait possible que d’autres plans du même type existaient. Frédéric Métin m’en a d’ailleurs montré d’autres, bien plus schématiques, datés des années 1560-1590. Celui de Errard présente l’avantage de beaucoup ressembler au fort Caroline de Théodore de Bry, raison pour laquelle je suggère dans l’album qu’un plan semblable de forme triangulaire aurait pu servir de référence pour la représentation de ces gravures :

 Brevis narratio De Bry

Enfin, parmi les témoignages des protagonistes, les descriptions du fort n’ont pas été ma seule source de repères. Certaines scènes que l’on qualifierait aujourd’hui de « scènes d’action » n’étaient pas sans donner quelques informations utiles. Par exemple, celle où Laudonnière raconte l’attaque du fort par les Espagnols. C’est ici que j’ai pris connaissance, entre autres, du pavillon dressé dans la cour du logis de Laudonnière :

« Cependant quelqu’un qui avait à faire hors le fort, et mon trompette qui estoit allé sur le rempart, apperceut une troupe d’Espagnols qui descendoient d’une petite montagnette. Incontinent ils commencèrent à crier alarme, et mesme le trompette : laquelle incontinent que j’eus entendue, je sortis, la rondelle et l’espée au poing, et m’en allé au meilleu de la place, là où je commençay à crier après mes soldats. Aucuns de ceux qui avoient bonne volonté allèrent devers la brèche, qui estoit du costé du sud, et là où estoient les munitions de l’artillerie, là où ils furent forcez et tuez. Par ce mesme lieu deux enseignes entrèrent, lesquelles furent incontinent plantées. Deux autres enseignes aussi entrèrent de l’autre costé de l’ouest, là où il y avoit une autre brèche, et ceux qui estoient logez en ce quartier, et qui se presentèrent, furent deffaicts. Ainsi que j’alloie pour secourir ceux qui estoient à la deffence de la brèche du costé du sudoest, je trouvay en teste une bonne troupe d’Espagnols, qui ja avoient forcé nos gens, et estoient entrez, lesquels me repoussèrent jusqu’à la place, là où estans, je descouvris avec eux un nommé François Jean, l’un des mariniers qui desrobèrent mes barques, et qui avoit amené et conduit les Espagnols. Il commença à dire me voyant, c’est le capitaine. Ceste troupe estoit conduite par un capitaine, lequel à mon advis estoit don Pedro Melandez. Ils me ruèrent quelques coups de piques qui donnèrent en ma rondelle. Mais voyant que je ne pouvois résister à telle compagnie, et que desjà la place estoit prise, et les enseignes plantées sur les remparts, que je n’avoie hommes aurpsè de moy, qu’un seul nommé Barthelemy, j’entray en la cour de mon logis, dedans laquelle je fus suivy, et n’eust esté un pavillon qui estoit tendu, j’eusse esté pris : mais les Espagnols qui me suyvoient s’amusèrent à couper les cordes du pavillon, cependant je me sauvay par la brèche qui estoit du costé de l’ouest auprès de la maison de mon lieutenant, et m’en allé dedans les bois (…) »

Enfin, voici à présent le même moment dramatique raconté du point de vue de Jacques Le Moyne (la traduction du latin est récente, ce qui explique un français plus facile à lire aujourd’hui) :

« Au lever du jour, comme on n’apercevait âme qui vive aux alentours du fort, Monsieur de la Vigne, à qui Laudonnière avait confié le soin de monter la garde, pris de pitié envers les soldats trempés et épuisés de leurs veilles continues, leur ordonne de prendre un peu de repos. A peine, leurs armes déposées, étaient-ils rentrés chez eux, que les Espagnols, guidés par un Français, François Jean, qui avait écarté ses compagnons, pénètrent au pas de course dans le fort, en trois endroits différents, sans rencontrer de résistance et, après s’être emparés de la place, y plantent leurs enseignes militaires puis circulent au milieu des habitations des soldats : tous ceux qu’ils rencontrent, ils les tuent, d’où les cris et les gémissements horribles qu’on entendait venant de ceux qu’on égorgeait (…). De fait, en revenant de mon tour de garde, je posai mon arquebuse, et tout trempé, je me jette dans un hamac en coton que j’avais suspendu selon une habitude brésilienne, dans l’espoir de sommeiller un peu. Mais au bruit des cris, du crépitement des armes et des coups qui se répétaient, provoquant des blessures, j’en sautai à bas, puis, sortant de la maison pour voir ce qui se passait, dès la porte, je tombai sur deux Espagnols tenant à la main leurs épées nues ; sans me parler (alors que je les avais heurtés de plein fouet) ils entrent dans la maison. Alors que je m’étais avancé plus loin sans voir autre chose que du carnage et que, même la place d’armes se trouvait investie par les Espagnols, je rebrousse chemin en l’évitant et pars droit devant moi, vers une ouverture dans le rempart (de laquelle on faisait tirer les canons) par où je savais pouvoir sauter assez facilement. J’y trouvai les cadavres de cinq ou six de mes compagnons d’armes : j’en reconnus deux, de toute évidence La Gaule et Jean du Den. Je saute alors dans le fossé, et après l’avoir franchi, me mets en route, seul, en remontant insensiblement jusqu’à ce que je parvienne à une forêt ; là, je fais halte au haut d’une colline : pour la première fois, j’avais retrouvé, grâce à Dieu, mes esprits ; en effet, ce qui est sûr, c’est que tout ce qui m’était arrivé depuis que j’étais sorti de mon lieu d’habitation, je l’avais vécu comme en état d’aliénation. »

Je l’admets : j’ai évacué dans ma séquence des pages 150-151 le détail du hamac brésilien ! En fait, j’ai évacué beaucoup de détails décrits par Le Moyne, mais je crois avoir conservé l’esprit de la scène. Mais nous sommes désormais bien au-delà de la reconstitution du fort Caroline…

 

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[1] D’ailleurs, de manière générale, c’est à ce livre qu’on pourra se référer pour l’analyse scientifique détaillée de chacune des gravures de Théodore de Bry/Jacques Le Moyne (y compris la carte évoquée précédemment).