Dialogue entre Jean Dytar et Romain Bertrand

© Chloé Vollmer-Lo pour Delcourt
JEAN :
Cher Romain, bienvenue dans cet espace. Tu es historien de métier, chercheur à Sciences Po. Je suis auteur et dessinateur de bande dessinée. Pour chacun, cette collaboration d’écriture à quatre mains et deux voix, depuis nos disciplines respectives, est une première. Nous avions envie de développer quelques précisions sur la façon dont nous avons travaillé ensemble, et quelques éléments de réflexion sur ces interactions entre l’histoire, la fiction, l’image et la « parole indigène »…
ROMAIN :
Peut-être convient-il de clarifier, dès l’abord, les conditions de notre collaboration : il ne s’est en aucun cas agi d’un mariage arrangé (par un éditeur, par un directeur de collection), mais d’une union libre – en toute amitié, s’entend. J’avais publié en 2011 L’Histoire à parts égales, et toi, Florida en 2018. Il me semble que nous partagions une même insatisfaction à l’encontre de la manière dont l’histoire des « premiers contacts » entre l’Europe et les sociétés lointaines était usuellement racontée, claironnée plutôt : avec un peu trop d’aplomb, sur le ton martial de la certitude – lequel était celui des Européens lorsqu’ils parlaient de ce qu’ils ne connaissaient pas (mais dont ils se faisaient ordinairement une piètre idée). Le récit européen des « rencontres » avec les populations d’Asie, d’Afrique ou d’Océanie était d’une netteté déroutante. C’était encore et toujours, comme l’avait écrit dès les années 1940 Jacobus van Leur à propos de l’implantation des Hollandais en Asie du Sud-Est, l’Histoire vue « depuis le pont du bateau, les remparts de la forteresse ou la galerie supérieure de la loge de négoce ». C’est-à-dire le monde vu par le petit bout de la lorgnette.
Pourtant, des historiens et des anthropologues, qui s’intéressaient plus particulièrement à l’arrivée des Européens en Océanie au XVIIIe siècle, comme Greg Dening ou Marshall Sahlins, ne cessaient de nous mettre en garde : là où avait vraiment eu lieu le « contact », c’est-à-dire sur la plage, les choses apparaissaient bien plus floues. La plage – la scène inaugurale du « contact » – était un lieu trouble, un espace ambivalent où les évidences des uns n’étaient pas celles des autres : jeu de rôles, jeu de dupes, théâtre des préjugés. L’archive européenne dessinait la « rencontre » à la pointe sèche, d’un seul trait, one line drawing : elle avait l’assurance – l’arrogance – des gravures sur cuivre de la Renaissance. A l’inverse, dès que l’on cherchait à faire rentrer dans l’histoire les compréhensions extra-européennes des évènements, aussitôt que l’on doublait un présupposé britannique ou portugais d’une banalité tahitienne ou d’une vérité malaise, le trait s’estompait, le noir-et-blanc cédait le pas au pastel, tout se mettait à trembler. Moi à ma manière, toi à la tienne, nous luttions contre l’envahissement du récit par le trait trop assuré de la vision européenne des « premiers contacts ». Nous étions intimement d’accord sur ceci qu’il nous fallait multiplier les voix, et, surtout, les registres narratifs pour parvenir à tisser un récit véritablement choral de la « rencontre ». Nous ne voulions pas laisser le dernier mot de l’Histoire à l’Europe – en vérité, nous ne voulions pas que quiconque, dans nos histoires, ait le dernier mot.
Comme nous poursuivions nos échanges au hasard des rencontres – notamment aux Rendez-vous de l’Histoire, à Blois – et par voie de courriels, nous nous aperçûmes qu’un personnage singulier éveillait notre commune curiosité : Bernardino de Sahagun. Au fil d’une enquête au long cours sur un procès en sorcellerie tenu à Manille en 1577, laquelle devait déboucher sur la publication du Long remords de la Conquête (2015), j’avais travaillé des mois durant, à Mexico et à Séville, dans les archives du Mexique espagnol de la seconde moitié du XVIe siècle. J’y avais croisé, en leurs correspondances manuscrites, l’archevêque Pedro Moya de Contreras, le vice-roi Antonio de Mendoza et de nombreux religieux des ordres franciscain et augustinien. La figure de Sahagun planait sur toute l’historiographie de la période, en particulier du fait de l’immense prestige intellectuel et politique dont jouissait au Mexique Miguel Leon-Portilla, qui s’était, le premier, intéressé à La vision des vaincus (1959) et avait à cette fin retraduit de nombreux textes en nahuatl contenus dans le Codex de Florence (notamment ceux relatifs à la conquête de Tenochtitlan, au Livre XII). Le personnage de Sahagun me fascinait : je lui trouvais quelque chose du Guillaume de Baskerville du Nom de la Rose. Pour les besoins d’une possible performance lors du festival du Banquet du Livre de Lagrasse, j’avais même envisagé d’en faire, de préférence à Bartolomé de las Casas, le narrateur d’une sorte de contre-histoire de la Conquête des Amériques – mais Bernal Diaz del Castillo, le vieux conquistador ronchon qui menait la vie dure au fantôme de Cortés, tendait à s’imposer pour le rôle. Les années passèrent et, faute de temps, je ne mis jamais à exécution ce projet d’écriture. Jusqu’à ce que Sahagun refasse surface lors de mes discussions avec toi, quelque part entre 2020 et 2022.
JEAN :
Pour ma part, j’avais croisé la route de Bernadino de Sahagun en 2013, alors que je m’attelais à un projet espagnol et mexicain qui n’allait jamais voir le jour sous cette forme. Au tout début de ce projet, j’avais en tête de La Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière, avec l’envie, pour simplifier, de mettre en scène certains enjeux de ce huis-clos dans un récit d’aventure (ou plutôt un anti-récit d’aventure, non héroïque). Admiratif de Jean-Claude Carrière depuis mon adolescence, j’avais osé lui écrire pour lui parler de mon projet, et c’est lui qui, le premier, a aiguillonné ma curiosité sur un autre personnage que Las Casas : Bernardino de Sahagun. Cela a été ma première plongée dans le Codex de Florence, et dans d’autres codex mexicains, qui m’ont fasciné… Finalement, j’ai fait bifurquer ce projet vers la Floride après avoir découvert, au fil de mes recherches, les cartographes Guillaume Le Testu et surtout Jacques Le Moyne de Morgues, à travers lequel j’ai découvert cette déplorable histoire française en Amérique ainsi que les Grands Voyages de Théodore de Bry. Cela a donné Florida. Cette bifurcation m’a conduit vers un terrain d’exploration tout aussi passionnant, mais j’avais laissé de côté des choses en cours de route, en particulier le fait d’ouvrir vraiment la porte sur une culture alternative à celle des Européens. Dans Florida, on restait au seuil de la porte, d’une certaine manière, avec les Timucuas tels qu’ils étaient évoqués par Le Moyne, qui ne s’est jamais vraiment immergé dans leur monde. Je montrais surtout in fine les artifices de Théodore de Bry pour composer une image fantaisiste de ces Indiens, qui allait marquer durablement les imaginaires européens. Mais je sentais qu’avec le corpus des codex aztèques, il y avait possibilité de rentrer davantage dans un imaginaire amérindien et de le rendre sensible au lecteur. D’où l’envie d’y revenir. Cela tombait bien : tu connaissais déjà bien mieux que moi le sujet et avais aussi en tête de travailler dessus !
ROMAIN :
Si nos premiers échanges tournaient autour de l’idée d’un biopic dévolu à Sahagun, nous nous sommes rapidement rendu compte de l’intérêt de donner plus de chair, plus de consistance aux personnages des auxiliaires et des collaborateurs indiens gravitant autour de lui. Et d’une certaine façon, l’un de ces personnages – Antonio Valeriano – s’est peu à peu imposé à nous. C’était retrouver la démarche et les ambitions d’une histoire renouvelée des Grandes découvertes et des expansions impériales : tisser un récit non plus monocorde mais pluriel, polyphonique, des situations de contact et de coexistence entre Européens et acteurs extra-européens. Un récit dans lequel les « Indigènes » – au sens de la taxinomie juridique coloniale – donnent de la voix. Pour autant, il ne s’agissait en aucune façon de réinventer un univers méso-américain dont la Conquête avait disloqué non seulement la cohérence générale, mais aussi le caractère d’évidence pour ceux qui vivaient en son sein. Il était bien plutôt question de prendre acte d’une perte, de circonscrire l’espace d’une absence : il fallait faire entendre une voix manquante. C’est pourquoi nous avons choisi de faire de la langue morte des codex l’une des langues vivantes de la narration, en transformant le code (picto)graphique nahua en lexique, et même en syntaxe du récit. Si nous ne pouvions parler à la place des Anciens Mexicains, du moins pouvions-nous raconter à leur manière une part de leur histoire. Dans ces séquences où le code-source mexicain l’emporte sur le code-source européen, quand la couleur et les glyphes « aztèques » submergent le noir-et-blanc et les hachures de l’Europe de la Renaissance, ce sont nos catégories européennes contemporaines du temps et de l’espace qui vacillent.
Il y a là quelque chose de l’ordre du « réalisme magique », notamment tel qu’on le voit à l’œuvre dans un film du réalisateur mexicain Nicolás Echevarria, Cabeza de Vaca (1991). C’est un film que j’ai vu à la fin des années 1990, lorsque je rédigeais ma thèse sur la conquête néerlandaise de l’île de Java, et qui m’a énormément marqué, bouleversé même, parce qu’il traite de cette chose inouïe : un conquistador « conquis » par les Indiens – en l’espèce, des Pueblos du Nouveau-Mexique. À la suite d’un naufrage le long des côtes de la Floride, en 1527, Álvar Núñez Cabeza de Vaca doit survivre parmi les sociétés amérindiennes, au cœur du désert, pendant plus de huit années. Comprenant qu’il ne s’en sortira pas s’il n’adopte pas le mode de vie local, il devient tour à tour portefaix, vendeur itinérant et… chamane. Or, pour montrer le basculement de Cabeza de Vaca dans l’univers symbolique des Indiens Pueblos, Echevarria filme ses séances de cure chamanique en adoptant le rythme saccadé des tambourins. La narration opère dès lors à coups de « visions » syncopées, de sorte que le décompte du temps et la mesure des distances propres à l’Europe s’en trouvent complètement chamboulés. Le chamanisme, pour ainsi dire, s’empare de la caméra et plie le récit à sa conception de la réalité. Toutes proportions gardées, je crois que c’est ce type d’effet que nous recherchions : que le lecteur, lorsqu’il pénètre dans une double-page composée au moyen du code graphique « aztèque », se sente comme aspiré par une autre version du monde, qu’il en éprouve l’irréfragable cohérence – qu’il s’y heurte.
Il me semble que c’est très précisément là que toi et moi, nous nous rejoignons : dans la conviction qu’il n’y a pas d’innocence de la langue, que le choix des mots et des images n’est jamais neutre, parce que ceux-ci charrient avec eux l’histoire de leurs usages (et de leurs mésusages). Une narration ne peut pas, ne doit pas se contenter de prendre en charge un paquet de faits, comme s’il s’agissait d’emballer une marchandise avec du papier transparent. Elle doit aussi tenir compte des manières dont on a déjà mis cette histoire en mots, dont on l’a déjà représentée. Certains termes, certaines images (Conquête, Grandes découvertes) sont des chausse-trapes, des pièges, parce que sitôt qu’on les convoque, ils font surgir tout un imaginaire daté, un agglomérat d’approximations et de préjugés. Et la façon la plus efficace de les déminer, de les conjurer, c’est d’exposer en pleine lumière leurs acceptions surannées, autrement dit de les parodier jusqu’au point-limite du ridicule.
La langue du récit doit composer avec son propre héritage, rappeler ses propres compromissions – et en tout cas ne jamais s’installer dans la fiction de sa neutralité. En démultipliant graphiquement cette langue, Anahuac nous rappelle que dans les archives, il n’existe pas de voix off, que toute narration est instable et parcellaire, que nul récit ne peut épuiser le réel – et que s’il prétend le contraire, c’est qu’il est déjà plus proche du pouvoir que de la vérité. Raconter, oui, mais pour cela, ne pas s’en laisser conter ! Il ne s’agit d’ailleurs pas de remplacer un Grand récit par un autre, et, en lieu et place d’un monologue européen, d’inventer un dialogue à huis clos entre Espagnols et Nahuas. L’illustration de la couverture est là pour l’indiquer d’entrée de jeu : aux codes graphiques « aztèque » et « européen-Renaissance » s’ajoute celui de la BD du XXe siècle, incarnée par le petit personnage au visage arrondi d’Antonio (puis régulièrement convoquée au fil du récit à travers une série de clins d’œil). Dans cette histoire, il y a l’Europe et le monde méso-américain du XVIe siècle, figurés dans leur diversité et leur conflictualité intrinsèques, mais aussi notre monde, notre présent, lesté de ses propres images, de ses propres conventions narratives.
JEAN :
Pour prolonger ta réflexion, je ferais une analogie avec les cartes. Ce qu’on montre dans une carte, ce que l’on nomme, les frontières qu’on trace, les valeurs d’échelle, les légendes qu’on ajoute, avec plus ou moins de rigueur ou de consensus, sont des choix éminemment signifiants et jamais neutres. Dans le meilleur des cas, même l’exigence d’exactitude la plus pointilleuse ne parvient jamais à masquer une insuffisance irrémédiable : tout ce qui manque. Il en est de même avec le récit de l’histoire, qui se déploie dans le temps plutôt que dans l’espace : les événements que l’on narre, les personnages que l’on met en scène, la façon dont les enjeux s’articulent les uns avec les autres, tout cela repose sur des sources et des réflexions qui guident les choix de narration (et peuvent aussi en découler). Je crois que nous avons tenté d’être au plus juste, sans être dupe de toutes les insuffisances.
Mais il y a un autre élément qui n’est pas toujours interrogé dans une carte – bien qu’il soit omniprésent, il est comme invisible, transparent : c’est le fond de carte. Il ne se présente pas comme un discours, il s’agit plutôt du dispositif à l’intérieur duquel le discours s’énonce. Mais le dispositif dit beaucoup par lui-même. On sait que le fond de carte, c’est-à-dire le type de projection utilisé, relève d’un choix arbitraire qui détermine notre représentation du monde. Nous pouvons être, littéralement, désorientés par des projections qui ne sont pas dans nos habitudes. Pour autant, elles n’en sont pas moins justes (ni moins insuffisantes) et peuvent bouleverser notre perception des choses. En bande dessinée, les coordonnées minimales de représentation comparables au fond de carte sont tous les codes graphiques que, la plupart du temps, nous n’interrogeons pas, qui sont devenus des conventions : les cases, les bulles, le « style ». A chaque album, j’aime interroger tous les éléments du dispositif. Dans Les Sentiers d’Anahuac, plusieurs dispositifs cohabitent ou se bousculent au sein du même ouvrage, oscillant entre plusieurs sortes de projection, qui sont comme autant de configurations et reconfigurations des représentations. Cela se joue à l’arrière-plan, tandis qu’à l’avant-plan, il y a le théâtre du récit. Mais l’arrière-plan raconte autant que l’avant-plan. Plus que ça, il le sous-tend, le structure, et l’expérience de lecture s’en trouve affectée d’une façon sans doute pas toujours consciente, mais, je l’espère, sensible.
Je voudrais en venir à la façon dont, concrètement, nous avons travaillé. L’album est né dans une gestation organique, au fur et à mesure de nos divers échanges. Après avoir cerné notre objet, défini le mode de narration, le point de vue, les possibilités de mise en scène, qui allaient générer des orientations de recherche ou de mise en récit particulières, tu m’envoyais les chapitres écrits, comme un texte narratif, descriptif, parsemé de dialogues.
Pour ma part, je recevais donc un « matériau » que j’allais devoir transformer en bande dessinée. Tu as parfaitement compris cet enjeu dès le début, en me fournissant un texte à la juste mesure, pas trop profus, déjà très synthétique en matière narrative. Comme si tu avais nourri chaque élément de mille recherches qui, une fois passées dans le tamis de l’écriture, fournissaient un matériau déjà raffiné, mais voué à son tour à passer dans mes propres alambics et opérations d’alchimiste pour devenir in fine une bande dessinée. Ce « matériau » était d’une grande précision, jouant le jeu du récit de fiction, constamment articulé à des faits réels et fourmillant de détails évocateurs d’images colorées, mais aussi de sons ou d’odeur. De quoi éveiller l’imaginaire, lui donner un cadre. J’étais par ailleurs constamment en demande de sources visuelles, que tu alimentais autant que possible. Je faisais mes propres recherches pour nourrir mes désirs d’image, mes nécessités de reconstitution, voire mes possibilités de restitution. Et je croisais cela avec tes descriptions et les images que tu m’avais envoyées. L’une des grandes vertus de tes textes, c’est aussi qu’ils étaient conçus en tenant compte des intentions de dessin dont nous avions discuté, et que tu proposais souvent des idées visuelles. J’en ai conservé certaines, délaissé d’autres, remplacées parfois par mes propres désirs d’image. Ainsi la composition du baptême d’Antonio ou la scène de l’archange St Michel décapitant Huitzilopochtli ont été rêvées par toi, je n’ai eu qu’à mettre en forme ton rêve !
Par ailleurs, à bien d’autres moments, tu as dû te délester de certaines propositions car je les emmenais finalement ailleurs au fil du découpage graphique. Questions de mise en scène, de point de vue, de rythme… Il faut dire que j’étais aussi, de mon côté, dans la surprise de l’expérience graphique. Au fur et à mesure du travail, affinant ma compréhension et ma connaissance des codex mexicains, expérimentant divers types de rapports entre le « style codex » et le « style gravures », ou diverses possibilités de jeux avec le langage de la bande dessinée (notamment le jeu avec les gouttières entre les cases, avec lesquelles j’ai pu suggérer des formes de recouvrement d’images), je découvrais des potentialités créatives qui m’ont conduit à faire bouger notablement tes intentions ou tes rêves de mise en scène. D’une certaine façon, mon rêve est venu rencontrer le tien, et ils se sont mélangés de multiples manières.
Questions d’images et de mise en scène, mais aussi questions d’écriture, puisque toutes ces questions sont inextricablement mêlées en bande dessinée. Le scénario s’est reconfiguré tout au long du découpage, inversant ici deux chapitres pour simplifier la gestion de flash-backs, supprimant là des passages pour les remplacer par d’autres, articulant ailleurs des éléments significatifs pour ne pas les perdre en route, ajoutant ou reformulant de nombreux dialogues, que tu allais ensuite affiner… Sans parler des registres émotionnels, que l’historien ne manipule pas facilement – dont il se méfie même parfois, peut-être – tandis que l’auteur de fiction y est très attentif, préoccupé tant par les émotions ressenties par les personnages que par celles que pourrait ressentir le lecteur. Bref, toute une cuisine qui se construisait au fur et à mesure, dont nous discutions sans peine, et nous arrivions facilement aux mêmes conclusions. Parfois je te poussais à creuser davantage une piste, à propos de tel ou tel personnage, et tu poussais alors plus loin les recherches et me renvoyais un matériau plus riche encore. Parfois je me risquais à imaginer une scène nouvelle en me basant aussi sur des sources, et je te soumettais cela pour vérification et validation. Il nous est souvent arrivé de discuter des sources, précisément, avant de pousser une hypothèse dans telle ou telle direction (par exemple les origines d’Antonio Valeriano) et j’ai réalisé à quel point tu maîtrisais ton sujet : chaque choix était justifié à l’aune des sources primaires et de toute l’historiographie qui concernait ce point. Quelle confiance je pouvais avoir et quelle passionnante expérience de création articulée à la recherche cela a été !
ROMAIN :
Pour moi, l’essentiel du travail de mise en récit a consisté à réunir et à exploiter une documentation faite d’une ample littérature spécialisée et de pièces d’archives, pour la plupart déjà éditées. Signe de la transformation du regard historiographique porté sur le Mexique du XVIe siècle, plusieurs ouvrages récents (Andrew Laird, Barbara Mundy, Serge Gruzinski) s’intéressent spécifiquement à l’univers social et intellectuel des lettrés indiens de la génération d’Antonio Valeriano : leur lecture m’a conduit à faire un usage plus circonspect des travaux antérieurs, dans lesquels les Franciscains parlent invariablement plus fort que les Indiens. Outre à l’écriture du scénario proprement dit, que je te livrais sous forme de blocs de chapitres, il m’a fallu m’atteler à la confection de tout un ensemble de dossiers iconographiques afin de t’aider à « peupler » l’environnement des personnages. Des questions apparemment aussi anodines que « à quoi ressemblait un banc d’église à Mexico en 1565 ? », « quels vêtements portaient hommes et femmes du commun à l’époque ? », « quels arbustes plantaient-ils dans les pots ornant leurs toits-terrasses ? » ont débouché sur de longues quêtes dans les codex et dans les catalogues et les inventaires de musées – locaux, régionaux et nationaux. Il est paradoxalement bien plus facile de documenter le contenu théologique des enseignements dispensés au Colegio de Tlatelolco que de détailler son mobilier… Et ce alors même que la figuration d’un seul et banal élément de culture matérielle – par exemple les nattes et les paniers à couvercles en osier – aide à rendre immédiatement sensible le caractère métissé du monde colonial mexicain.
Mais c’est en vérité l’écriture des dialogues entre personnages qui a constitué la difficulté majeure de mon travail. L’historien est tout sauf accoutumé à faire parler ses personnages. Il ne fait usuellement que les citer : tout au plus s’efforce-t-il de restituer les bribes de leurs paroles que les archives (actes notariés, interrogatoires inquisitoriaux, correspondances, mémoires de supplique) ont capturées. Pour les petits personnages qui n’ont pas écrit leur vie à la première personne, cette « voix de l’archive » est déjà un texte au second degré, un discours pour partie fabriqué par d’autres (juge, greffier, notaire public, etc.). Les gens, dans la rue, ne parlaient pas comme au tribunal : ils ne s’adressaient pas les uns aux autres de la manière dont on les contraignait à – ou dont ils pensaient qu’il fallait – s’adresser à un évêque ou à un alcalde (un lieutenant de police). La littérature du temps ne nous aide guère, car elle use de registres de langue et de principes de syntaxe qui étaient l’apanage d’une petite élite instruite : personne ne converse « comme dans les livres ».
Pour parer au danger de produire un discours d’époque compassé, lequel aurait sonné aussi faux que les costumes des péplums de Cecil B. DeMille, j’ai choisi de moderniser les propos (publics et intérieurs) des personnages tout en les inscrivant de manière visible (audible) dans leurs univers de références respectifs. Sahagun parle certes une langue contemporaine, mais il cite les Écritures et les Pères de l’Église comme les Franciscains les citaient – non seulement sur le ton de l’évidence du savoir partagé, mais aussi comme des compagnons de vie spirituelle. Antonio s’exprime souvent comme un garçonnet d’aujourd’hui, mais il émaille son propos de termes et d’expressions en nahuatl que seuls de jeunes Indiens de Mexico, nés juste après la Conquête, employaient. Il s’agit d’une formule que les historiens connaissent bien, et dont Paul Veyne s’était fait le défenseur, à savoir l’usage stratégique (restreint et contrôlé) de l’anachronisme. L’important est moins de donner à entendre au lecteur une « langue d’époque » artificielle que de lui permettre d’éprouver la virulence des affects convoyée par le langage du temps. Pour faire prendre instinctivement la pleine mesure de la violence de certains mots injurieux des années 1550, mieux vaut les remplacer par des équivalents contemporains (on pourrait ainsi avec profit rendre « coquin (bellaco) » par « caillera »). La bande-son post-punk du Marie-Antoinette de Sofia Coppola nous en apprend plus sur l’atmosphère de scandale entourant la cour de Louis XVI que de malhabiles tentatives de reproduire une musique baroque échevelée qui ne pourra jamais nous choquer comme elle choquait les contemporains. Il faudrait faire parler les conquistadors comme Bardamu…
Comme le disait Jacques Le Goff, le travail de l’historien repose toujours sur « un bon équilibre entre documentation et imagination ». Mais imaginer n’est pas – surtout pas – inventer. C’est opter pour la solution la plus probable en l’état des documentations connues et des acquis, collectivement validés, de l’historiographie spécialisée. L’important, pour nous, était de nous expliquer auprès du lecteur de chacun de nos choix fictionnels, raison pour laquelle nous avons tenu à faire suivre le récit dessiné d’un épilogue. Il ne s’agissait pas d’enlever les échafaudages de l’enquête pour livrer un récit rutilant, sans accrocs, mais au contraire d’inviter le lecteur dans l’atelier de l’histoire, là où l’on manie les ciseaux et le rabot. Nous tenions à dire comment nous savions ce que nous pensions savoir, d’où nous tenions nos éléments d’information, à quelles opérations logiques nous les avions soumis. Et la bibliographie n’est pas là pour intimider le lecteur, mais pour lui donner les moyens de poursuivre par lui-même sa découverte des mondes que nous évoquons.
JEAN :
L’un des aspects qui m’a passionné dans ce travail, c’est de réfléchir et de faire jouer ensemble divers modes de relations entre image et langage. Au fond, il s’agit de la rencontre entre une conception de l’image comme « écriture pictographique » chez les Aztèques, de l’image comme « fenêtre ouverte sur l’histoire » et « cosa mentale » dans l’art européen de la Renaissance, et de l’image comme unité d’un dispositif plus vaste qu’est la bande dessinée : « littérature en estampes » comme disait Rodolphe Töpffer, l’inventeur de ce langage nouveau dans la première moitié du XIXe siècle. A chaque fois, l’image y est un langage qui produit une forme de discours. Par ailleurs, la place de l’alphabet comme forme graphique qui fixe la parole est aussi un sujet, plus discret, de l’ouvrage.
Pour m’en tenir à la question visuelle, il me semble que le statut des images varie considérablement, selon les moments. D’abord la plupart des images relèvent simplement de la bande dessinée de fiction, jouant leur partition dans le jeu des séquences d’images fixes qui suggèrent le mouvement, l’espace, le temps qui passe, les sons… A l’instar de la narration mise en place, faite de personnages qui agissent et qui parlent, d’une voix off qui raconte, l’ensemble relève d’un dispositif d’abord clairement situé du côté de la fiction. Ce qui n’empêche pas le récit de reposer sur de nombreuses sources qui renvoient à des faits réels, conduisant cet alliage étrange à devenir un « conte de faits », selon l’une de tes formules malicieuses.
Nous l’avons déjà évoqué, le jeu entre les différentes écritures graphiques, fondé sur de nombreuses références, est une façon d’inscrire une pluralité d’imaginaires culturels dans celui du lecteur et de problématiser de façon sensible, intuitive, non médiée par les mots ou par le seul déroulement du récit, les tensions entre ces deux mondes. Le conflit qui se joue est avant tout un conflit intérieur, celui de notre narrateur, Antonio Valeriano.
Pourtant toutes les sources visuelles du passé ne sont pas toujours convoquées de la même façon. Elles relèvent parfois de l’allégorie (comme sur l’image de couverture), parfois du registre documentaire, soit en qualité de reconstitution historique (donc en arrière-plan, de façon filée tout au long du livre), soit en participant à leur façon de la restitution de sources. Dans ce dernier cas, il s’agit de copies : ce ne sont en effet jamais des documents authentiques qui sont reproduits dans le livre, même quand ils sont cités en tant que documents visuels, comme par exemple les illustrations du Codex de Florence ou les fresques du couvent de Tepeapulco. La copie permet de mieux les intégrer dans le dispositif général, sans les afficher en tant que documents-sources. Ainsi, de même que des paroles authentiques puisées dans les sources du XVIe siècle se mêlent parfois aux textes de fiction que nous avons composés, des images du XVIe siècle sont restituées en respectant autant que possible leurs modalités d’énonciation initiales (autre exemple : les images issues des Primeros Primoriales flottant dans la scène de l’interrogatoire des ancianos dans le couvent de Tepeapulco).
Parfois encore, il s’agit d’une pratique de détournement d’image pour jouer avec les codes expressifs de la bande dessinée : par exemple, les glyphes de fumée qui surgissent au-dessus de la tête de certains personnages en colère. Ou bien encore : les explosions de maison sous les canons espagnols, puisés dans des glyphes du codex Mendoza qui indiquent la prise de pouvoir d’un altepetl (ou cité-État) par les autorités aztèques. Dans ce dernier exemple, on peut voir que le détournement s’inscrit dans le respect de la signification initiale du glyphe (il s’agit toujours de montrer la domination par les armes d’une entité sur une autre) mais en s’en écartant notablement : la maison n’incarne plus un altepetl entier, mais est ramenée à son incarnation de simple maison, à la façon d’un mot qui perdrait sa valeur de métaphore pour retourner à sa signification littérale. Surtout l’explosion du toit figurée dans le glyphe initial, si elle était déjà expressive, le devient davantage encore en étant mise en relation avec les tirs de canons espagnols, tirant partie des ressources dynamiques propres au langage de la bande dessinée. Quelque chose s’est donc déplacé dans cette réappropriation du glyphe nahua. A mes yeux, l’une des vertus que permet ce déplacement est de redonner une part vivante, active, à ces glyphes.
En effet, lorsqu’on est confronté à des images issues de codex nahuas – par exemple dans un livre, une exposition ou une conférence – les glyphes y apparaissent comme des formes admirables mais relativement obscures, figées dans des documents d’archives qu’il convient de décrypter à l’aide de commentaires. Même si la reproduction d’un véritable codex plutôt qu’une copie[1] renvoie à une trace authentique du passé, cette trace a du mal à être perçue autrement que comme forme inerte et mystérieuse. Dans Les sentiers d’Anahuac, par la magie de la bande dessinée (« magie » à prendre au sens d’illusion), les glyphes s’animent, ils retrouvent en quelque sorte leur puissance d’agir, leur force performative d’écriture pictographique. Bien entendu, ce n’est qu’une projection illusoire car cette nouvelle forme d’écriture visuelle n’est plus de même nature que l’art véritable des tlacuilos. Mais l’approche, que je crois respectueuse des conceptions originelles de cette écriture pictographique, y compris dans les détournements vers les registres contemporains de la bande dessinée, me parait une façon de ranimer véritablement un imaginaire perdu ou partiellement oublié. D’une certaine manière, je formule secrètement l’espoir que l’immersion dans cette bande dessinée puisse être une façon, en passant, de s’initier plus ou moins inconsciemment à un ancien langage, devenant une porte d’entrée dans ce monde des codex nahuas du XVIe siècle.
Comme on le voit, donc, ces différents statuts d’image s’entremêlent, s’interpénètrent, et s’unifient dans la continuité du dispositif de bande dessinée. Ou plutôt dans l’illusion de la continuité puisque la bande dessinée est par essence un dispositif de la discontinuité, de l’ellipse, à l’instar de nos perceptions. Les neurosciences nous expliquent aujourd’hui que nos perceptions – visuelles notamment – sont discontinues : c’est le cerveau qui comble les vides, et nous donne l’illusion de continuité[2]. La « magie » de la bande dessinée se joue là, précisément. En investissant le vide entre les cases, notre cerveau fabrique un imaginaire vivant, il rend sonore les mots écrits, il déploie du mouvement quand les images sont fixes, il investit un espace bien plus grand que celui contenu dans le format des pages.
ROMAIN :
Je crois que tu as raison d’insister sur ce fait que le détournement, la « reprise » d’éléments graphiques nahuas, n’est pas un dévoiement ni une trahison. C’est d’abord une manière de s’inscrire, de reprendre place, dans une histoire ancienne du savoir, dans laquelle la transmission d’une parole ne signifiait pas sa pure réitération mais sa recréation : les œuvres étaient le plus souvent anonymes, par conséquent collectives, et les copistes constellaient leurs manuscrits d’infimes modifications, voire les criblaient d’interpolations qui en actualisaient la signification. Savoir, c’était avant tout gloser : remettre le texte encore et encore sur le métier. À ce titre, nous ne sommes que des continuateurs, les maillons d’une chaîne d’exégèse qui ne s’est jamais véritablement interrompue, malgré les autodafés de codex, malgré le massacre des spécialistes rituels nahuas. Exigence de symétrie oblige, nous en usons d’ailleurs exactement de la même manière avec les gravures de la Renaissance et les textes de la tradition chrétienne qu’avec les codex nahuas : nous jouons avec eux – non pas pour nous moquer d’eux, mais au contraire pour rendre sensibles la puissance dont ils étaient porteurs et la formidable cohérence du monde dont ils étaient issus.
Ensuite, faire de la « langue morte » des codex une langue vivante au service d’une narration nouvelle, c’est renoncer au mythe proprement colonial de la « parole indigène ». À proprement parler, il n’existe pas de « langue des indigènes » : il n’existe que le nahuatl, l’otomi, le zapotèque, etc. Et chacune de ces langues, en chacune de ses déclinaisons orales et inscrites, possède un droit à l’universel au même titre que le français ou le castillan. Prendre acte de ce droit, c’est reconnaître que le monde nahua constitue une proposition d’humanité à part entière : une vision et une idée autonomes de ce que c’est que d’être humain, de faire société, d’organiser les rapports entre les êtres et les choses. Et de ce fait, « parler comme un codex » aujourd’hui, fût-ce dans le cadre à visée ludique d’une BD, c’est contribuer à l’affirmation – constitutive du savoir historique et anthropologique, et en vérité de tout humanisme véritable – selon laquelle chaque « culture », vivante ou morte, ancienne ou contemporaine, est une pièce du puzzle de la condition humaine. Une pièce qui vaut exactement autant que toutes les autres, parce que s’il manque une seule pièce, même la plus biscornue, le puzzle reste inachevé. Quand bien même il nous est impossible aujourd’hui de penser véritablement comme les Anciens Mexicains, et ce malgré tout ce que les spécialistes nous apprennent à leur propos, du moins nous est-il permis de leur accorder une place à part entière dans nos évocations. L’important, c’est avant tout de comprendre que cela a aussi existé, et que cela fait intégralement partie de nous, parce que nous ne sommes jamais complets tant que nous ne nous sommes pas reconnus dans tout ce qui est et a été humain.