La Résurrection d’Alamut

 

Ce nouvel Hassan, deuxième du nom à régner sur Alamut, était un exalté charismatique qui avait réussi à réveiller la mémoire excitante des heures glorieuses d’Hassan ibn Sabbah. Car entretemps, les différents dirigeants d’Alamut avaient perdu en vision et en élan révolutionnaire : ils étaient surtout devenus des seigneurs obsédés par le maintien au pouvoir et concernés par des conflits essentiellement locaux. Ce fut aussi Hassan II qui impulsa une nouvelle dynamique en Syrie, en envoyant le fameux Sinân diriger la branche syrienne.

Les Assassins Bernard Lewis

Lorsqu’Hassan II hérita du pouvoir à Alamut en 1161, il suscita une ferveur nouvelle. Deux ans plus tard, en plein ramadan, il fit une déclaration solennelle devant une assemblée médusée, installée à dessein dos à la Mecque. Il révéla sa nouvelle condition de messager de l’imam caché, et déclara que la fin des temps était venue. Ainsi la Loi islamique avait rempli ses objectifs mais n’avait plus de raison d’être, et par conséquent tous les fidèles en étaient libérés. A l’issue de cette cérémonie, il invita les convives à rompre le jeûne du ramadan, et fit envoyer des émissaires dans toutes les forteresses pour propager la nouvelle de la Résurrection d’Alamut, et s’y conformer. En Syrie, Sinân fut chargé d’instaurer la nouvelle doctrine.

Bernard Lewis détaille ainsi les conséquences spirituelles d’un tel bouleversement dans son ouvrage de référence sur les Assassins : « En faisant des fidèles ses serviteurs personnels, il les a sauvé du péché ; en proclamant la Résurrection, il les a sauvés de la mort et les a conduits, vivants, jusqu’au paradis spirituel que sont la connaissance de la Vérité et la contemplation de l’Essence divine.[1] »

Il y eut donc un renversement complet des règles : alors qu’il était interdit de boire du vin, désormais c’était obligatoire. Le vin était une boisson divine qui coulait à flot au paradis, or le paradis était désormais sur terre. Celui qui s’adonnait encore aux cinq prières ou au jeûne du ramadan encourait de sévères châtiments, qui pouvaient aller jusqu’à la mort. Dans l’esprit d’Hassan II et de ses partisans exaltés, il ne s’agissait nullement de débauche, mais d’un aboutissement théologiquement justifié, le début d’une nouvelle ère eschatologique qu’il était sacrilège de nier.

La plupart des ismaéliens d’Alamut se conformèrent à ce nouveau temps de la Résurrection, mais d’autres ne l’admettaient pas. On vénérait Hassan II comme un nouveau Prophète, ou on le considérait au contraire secrètement comme un hérétique. Hassan II fut assassiné au bout de quelques années de règne, en 1166. Son fils lui succéda, et ne rétablit pas l’ordre ancien, mais fut moins excessif que son père. Celui qui lui succéda rétablit l’autorité de la Loi islamique, avec la rigueur instaurée en son temps par Hassan ibn Sabbah. La secte reprit son cours. Curieusement, cette histoire ne laissa pas de trace mémorable dans les environs d’Alamut.

Ruine d'Alamut et ses environs.

Ruine d’Alamut et ses environs.

Néanmoins, ces temps messianiques étaient aussi advenus dans les autres forteresses nizârites, notamment en Syrie…

«Les relations de cet évènement en Perse d’une part, et en Syrie d’autre part, présentent un curieux contraste. En Perse, l’avènement de la Résurrection fut fidèlement rapporté par les ismaéliens et semble être passé inaperçu des sunnites de l’époque ; en Syrie, au contraire, les ismaéliens semblent l’avoir oublié tandis que les historiens sunnites ont répété à plaisir et sur un ton horrifié de circonstance les rumeurs qui leur parvenaient concernant la fin du règne de la Loi. « J’ai entendu dire, raconte un écrivain de l’époque, que [Sinân] leur permettait de salir leurs mères, sœurs et filles, et les dispensait du jeûne du ramadan. »

S’il ne fait aucun doute que cette relation, comme d’autres de ce genre, est exagérée, il est clair que la fin de la Loi fût proclamée en Syrie et qu’elle donna lieu à certains excès auxquels Sinân lui-même mit un terme. « En 572 [1176-1177], rapporte Kamâl al-Dîn, les gens du djebel al-Summâq s’abandonnèrent à l’iniquité et à la débauche et se donnèrent le nom de « Purs ». Hommes et femmes se réunissaient pour boire, les hommes ne respectaient ni leurs sœurs ni leurs filles, les femmes portaient des vêtements d’hommes, et l’un d’entre eux déclara que Sinân était son Dieu. » [2]

Sinân lui-même ne joua pas le jeu d’Alamut jusqu’au bout, et mit fin à ces groupes d’exaltés.

Bernard Lewis conclue l’épisode par cette réflexion : « Il est probable que les rumeurs et relations de ces évènements sont à l’origine de la légende des « Jardins du Paradis » des Assassins qui vit le jour plus tard. »


[1] Bernard Lewis, Ibid., p. 112.

[2] Bernard Lewis, Ibid., pp. 153-154.

 

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