Les faux semblants

 

 

Au fil de mes pérégrinations, j’ai découvert par deux fois des dessins représentant des Indiens Timucuas et attribués à Jacques Le Moyne. Or ceux-ci venaient totalement bouleverser les partis pris sur lesquels j’avais fondé le nœud de mon récit.

Si des dessins authentiques de Jacques Le Moyne étaient découverts, non seulement cela voulait dire que Jacques Le Moyne avait bel et bien dessiné sa Floride, mais il devenait possible de comparer ses dessins aux gravures de Théodore de Bry, et de mesurer ainsi s’il y avait un écart entre les deux. Quoi qu’il en soit, il fallait que je prenne au sérieux ces images pour que je sache si j’avais à faire de véritables dessins de sa main ou à de fausses attributions…

Le premier dont je pris connaissance fut celui-ci.

Saturiova Re della Florida nell America Setentrional in atto di andare alla Guare, drawing by Jacques LeMoyne de Morgues, ca. 1588.

Il est présenté sur ce site comme un original de Jacques Le Moyne daté de 1588 et exposé au Peabody Museum of Archaeology and Ethnology, un musée de l’université de Harvard situé à Cambridge dans le Massachussets.

On y retrouve les caractéristiques principales des Timucuas représentés dans les gravures de Théodore de Bry : même style de tatouages, de coiffure, de tissu noué autour de la taille, de lance, et même les ongles longs… Il ressemble, dans ses détails vestimentaires comme dans son attitude, la main tendue avec un récipient débordant de liquide, à Saturiwa (Saturiona, Saturioua ou Saturiova selon les graphies) dans la gravure XI.

Brevis narratio De Bry

Il ressemble, mais ce n’est pas exactement le même. On reconnaît un feu, mais pas exactement le même non plus. Quelques mots sont écrits en légende, raturés. Les repentirs sont toujours intéressants à observer : ils peuvent attester du processus de création. Ceci dit, le dessin quant à lui ne souffre d’aucun repentir.

S’agit-il d’un dessin ayant inspiré la gravure ? S’agit-il de l’écriture de Le Moyne ? Le référencement apparenté à une institution prestigieuse pouvait me le laisser penser.

Pourtant le simple fait de découvrir pour la première fois cette image après avoir déjà passé quelques années à travailler le sujet n’était pas sans m’interloquer. Et quelques détails stylistiques me faisaient douter de l’appartenance de ce dessin à un auteur du XVIe siècle. Le traitement des hachures au crayon, dans les jeux d’ombre et de lumière ou dans l’arrière-plan, me faisaient davantage penser à un dessin académique du XVIIIe ou XIXe siècle qu’à un dessin de la période maniériste.

Pour en avoir le cœur net, j’ai poursuivi mon enquête sur les moteurs de recherche, en vue de trouver d’autres images identiques et constater leur référencement. Visiblement, cette image n’avait pratiquement pas circulé sur la toile.

Enfin, je finis par tomber sur une autre image : une gravure cette fois.

Saturiova Teodoro Viero

La première chose qui me frappa, outre le fait que les formes du dessin sont exactement identiques, c’est qu’on n’y reconnaît absolument pas le style de gravure de Théodore de Bry. Il s’agissait donc de dessins appartenant à un autre corpus !

De fait, cette gravure était attribuée à Teodoro Viero et datée de 1787. Selon toute vraisemblance, donc, le dessin original était corrélé à cette gravure, et il ne pouvait s’agir d’un original de Jacques Le Moyne. La meilleure preuve en est que cette légende raturée était en fait une ébauche pour la légende imprimée sous cette gravure de 1787. Ouf !

Ce Teodoro Viero (1740-1819) était un graveur et éditeur vénitien, et cette image appartient à son ouvrage le plus fameux : Raccolta di 126 stampe che rappresentano figure ed abiti di varie nazioni (1783-1791). Il s’agissait de l’un de ces recueils d’images du monde tel qu’on pouvait en publier au XVIIe siècle, bien avant que la photographie ou le cinéma ne prennent plus tard le relais. L’ouvrage de Viero, comme bien d’autres, puisait son inspiration dans des sources diverses. L’une des plus importantes fut pour lui le recueil Ferriol [1], daté de 1714, où il emprunta pas moins de 74 sujets sur les 126 qui composait son ouvrage. Parmi les autres sources, il avait donc emprunté à la Brevis narratio de Théodore de Bry/Jacques Le Moyne, précurseur du genre. Comme l’écrit Frank Lestringant dans la postface qui clôt Florida, on trouve même dans des ouvrages de Jules Verne, un siècle encore plus tard, une reprise des gravures de Théodore de Bry !

Donc, une fausse piste éliminée.

C’était sans compter sur une nouvelle découverte : en décembre 2013 avait eu lieu à Drouot une vente aux enchères d’un panneau de bois peint représentant le roi Outina et attribué à Jacques Le Moyne de Morgues !

Voici le panneau de bois :

 Outina dessin sur bois

 Il avait l’air en effet très ancien. La figure principale ressemble très précisément à Outina tel qu’il apparait sur la planche XVIII de la Brevis narratio de Théodore de Bry, à ceci près qu’il est orienté dans l’autre sens. Ce qui pourrait présenter une certaine logique dans la mesure où, en gravure, l’image imprimée est techniquement inversée par rapport à l’originale.

Brevis narratio De Bry

L’arrière-plan est différent : sur le panneau de bois, le fond paraît relativement vide. En réalité il s’agit du contour d’une côte, et l’on peut distinguer deux navires dans la partie sombre, en haut à gauche. Plus de détails sont visibles dans une vidéo (à laquelle on peut accéder en cliquant ici), qui permet d’appréhender aussi la façon dont l’objet a été présenté lors de cette vente aux enchères.

gazette Drouot

Ce nouveau dessin n’était pas sans me poser un sérieux problème : il avait l’air d’être attesté sérieusement. On ne met pas en vente à Drouot, pour 198 000 euros, un objet d’art qui n’est pas authentifié avec la plus grande rigueur !

Il n’empêche. Compte tenu de toutes les hypothèses dont j’avais connaissance et sur lesquelles je m’étais appuyé pour bâtir mon récit, il me paraissait étrange qu’un dessin authentique de Jacques Le Moyne ressemble d’aussi près aux gravures de Théodore de Bry. Si tel était le cas, cela remettait en cause cette idée que les images gravées s’étaient inspirées de sources aussi disparates que Thevet ou le codex Mendoza. Et pourtant, les analyses de Frank Lestringant, elles-mêmes appuyées sur d’autres analyses toutes aussi sérieuses, paraissaient solides. Ou bien, cela voulait dire que Le Moyne lui-même avait entièrement réinventé cette Floride qu’il avait connu, en s’inspirant d’autres images ? Pour quelle raison ? Parce que la mémoire des évènements lui était trop lointaine ?… J’avais du mal à y croire. Mais enfin, si ce dessin était authentique, il fallait bien en tenir compte d’une manière ou d’une autre. A commencer par mes questions de reconstitution : les motifs de tatouages, par exemple, s’ils ressemblaient bien à cela, ils validaient par extension tous les motifs des autres gravures. En fait, ce dessin validait-il soudain d’un point de vue ethnographique toutes les représentations de la Brevis narratio de 1591 ?

Quelque chose me posait problème. Je songeais aux gravures que Théodore de Bry avait réalisé pour illustrer la Virginie anglaise, d’après des dessins de John White, paru en 1590, donc un an avant la Brevis narratio. J’y pensais parce que, précisément, les dessins originaux de John White existaient bel et bien, eux, et qu’on pouvait donc comparer ces dessins et leur interprétation en gravure. En voici quelques uns :

comparaison White De Brycomparaison White De Bry  comparaison White De Bry

On peut constater une chose : le dessin de John White est ostensiblement d’une autre main que celui de Théodore de Bry. Même si les sujets et la composition des images sont proches (sans être absolument identiques toutefois), le style est très différent. Et ce n’est pas dû seulement au passage d’un outil à un autre. On le constate clairement dans le traitement des corps, notamment dans la scène de danse autour de poteaux sculptés.

Or, comment est-il possible qu’il y ait aussi peu de différence entre le style de ce panneau de bois attribué à Jacques Le Moyne et celui des gravures de Théodore de Bry ? Pour mesurer avec précision les écarts visibles, j’ai superposé un dessin sur l’autre (après avoir opéré une symétrie horizontale à la gravure pour que le corps se retrouve dans la même orientation) :

superposition timucua

Surprise ! Le dessin est absolument un décalque l’un de l’autre, si ce n’est un infime décalage au niveau de la canne. Même la moindre ligne de tatouage correspond exactement.

Outina dessin sur boisPourquoi y aurait-il si peu d’écart ici entre un dessin ayant servi de modèle et son interprétation en gravure, alors qu’ils sont si nets pour ce qui concerne les dessins de Virginie ? Cela voudrait-il dire que le style de Théodore de Bry (qu’on avait pu identifier dans les gravures de Virginie réalisées avant celles de la Floride) est comme par miracle en tous points concordants avec celui de Jacques Le Moyne ? Cela veut-il dire plutôt que l’homme qui a fait le dessin et celui qui a fait la gravure sont un seul et même ? Comment serait-ce possible, si celui qui a peint le panneau de bois est bien Jacques Le Moyne ? Ce n’est quand même pas lui qui a gravé la Brevis narratio publiée trois ans après sa mort, ni tous les autres de la collection des Grands Voyages !

Et puis, pourquoi le dessin original ne représenterait que le roi Outina et pas la scène entière ? Ce groupe de femmes, cet arrière-plan aux soldats et autres indigènes existeraient-ils sur d’autres dessins séparés ? Mais pourquoi auraient-ils été composés séparément de la figure de Outina ? Quand on compose une image, on organise l’ensemble des figures les unes par rapport aux autres, pas en faisant des montages a posteriori (du moins pas au XVIe siècle). Ce Outina ne serait-il qu’une étude, comme on peut voir des fragments de Michel-Ange préparant la chapelle Sixtine ? Mais il y a des écarts importants entre ces études et la réalisation finale. Ce dessin sur bois, encore une fois, est identique à la gravure, et ne présente aucun repentir : ce n’est pas une étude, c’est déjà une œuvre aboutie.

Beaucoup de questions restaient en suspens.

Je me suis alors intéressé aux éléments qui entourent la figure d’Outina sur ce panneau de bois, et qui diffèrent de la gravure XVIII. On observe à ses pieds un bouclier et une lance. Il se trouve que les mêmes objets, très exactement, apparaissent dans la planche XI (symétriquement inversés là aussi).

Brevis narratio De Bry

Le bouclier est en réalité un de ces disques de métal que les Timucuas portaient sur le torse pour aller au combat. Saturiwa l’a ici laissé au sol, ainsi que la lance, pour faire ses incantations avant de partir à la guerre. Dans le panneau de bois, le disque de métal devient redondant puisque Outina a remplacé Saturiwa, et que Outina arbore déjà un disque à la poitrine.

En fait, l’image prend ici un autre sens : Outina semble un roi dominateur aux pieds duquel gisent les armes des vaincus.

L’arrière-plan en forme de bordure côtière situé dans un rapport d’échelle différent n’est pas sans évoquer les premières gravures de la Brevis narratio

Brevis narratio De Bry

En fait, mon hypothèse est la suivante : il me semblerait plus plausible que ce panneau de bois ait été réalisé, soit par Théodore de Bry lui-même, soit par quelqu’un de son atelier, non pas avant, mais après la réalisation des gravures. Ainsi cette image n’aurait pas inspirée une gravure mais aurait été inspirée par une gravure, et même par plusieurs d’entre elles. On peut imaginer en effet que De Bry ou un autre, fasciné par ce roi Timucua ou pour une quelconque commande, ait réemployé des dessins d’abord réalisés pour ces gravures, afin de peindre un petit tableau autonome. Ceci expliquerait la similitude du trait, le dessinateur ayant reporté exactement le dessin préparatoire qui avait dû être réalisé pour la gravure (et qui n’est donc pas inversé).

Ce qui a achevé de m’en convaincre, outre la démonstration ci-dessus, est le fait que tous les dessins originaux de Jacques Le Moyne qui ont été conservés jusqu’à nos jours, représentant des fleurs, des fruits, des oiseaux, des insectes, sont des aquarelles sur papier. On ne connaît aucun panneau de bois.

dessin Le Moyne

Fort de ces investigations, qui m’auront donné l’occasion d’approfondir mon regard sur ces gravures, et sur les dessins de John White, je me suis convaincu qu’il n’y avait pas lieu de m’inquiéter, que j’étais parti sur des pistes toujours pertinentes à ce jour pour mon projet… et tant pis pour l’acquéreur de ce panneau de bois qui possède peut-être un très bel original de Théodore de Bry sans le savoir !

 

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[1] A ce sujet, on lira avec profit cet excellent article : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2012-1-page-425.htm