Synthèse

 

Curieusement, alors que le merveilleux n’était à cette époque pas exclu du champ des possibles, alors qu’on pouvait croire réellement aux espérances millénaristes (chez les chrétiens comme chez les musulmans), alors que l’on pouvait vivre entouré de djinns sans que cela ne pose problème à une quelconque conscience rationnelle, la légende des jardins paradisiaques du Vieux de la Montagne possédait le goût du merveilleux, mais elle dénonçait, au fond, la fausse magie d’un usurpateur. Elle critiquait non seulement la duplicité du Vieux de la Montagne, mais aussi la crédulité de ses adeptes. Elle révélait le prosaïque derrière le merveilleux, et en cela dégage quelque chose de très moderne…

En tout état de cause, ce n’est pas en Syrie que Marco Polo semble avoir recueilli ce récit légendaire, mais en Iran. Deux détails confirment qu’il parle bien d’Alamut : le nom qu’il donne au Vieux de la Montagne est Alaodin, soit le nom de l’avant-dernier chef des ismaéliens d’Alamut : Alâ-al-Dîn. Et il mentionne à la fin du dernier chapitre l’existence d’autres Vieux, soumis au premier, qui reproduisaient semblable dispositif dans la région de Damas et au Kurdistan. « Mais laissons cela et venons-en à sa destruction » élude-t-il avant de raconter la façon dont Hulagu Khan détruisit la forteresse d’Alamut.

Pourtant, nous l’avons vu, c’est en Syrie, et non en Iran, que l’on prononça les noms d’Assissini ou Haschischin, ou même du Vieux de la Montagne (rien de tel ne provient de sources iraniennes). Et nous avons vu que les rumeurs autour des excès assimilés à du libertinage, auxquels avaient donné lieu l’épisode de la Résurrection, s’étaient surtout propagées en Syrie, non en Iran. On sait aussi que la connaissance des Assassins par les Européens venait de Syrie : les Croisés qui ont fait mention de la secte étaient pour leur part au contact d’Alep ou de Damas, mais pas des lointaines montagnes de l’Elbourz sur laquelle était juchée la forteresse d’Alamut.

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Marco Polo, dans son voyage, est effectivement passé non loin d’Alamut. Il a peut-être découvert en Iran les restes du fief originaire des ismaéliens nizârites, et entendu des récits à ce propos, mais celui qu’il fixera par écrit emprunte nombre d’éléments à la mémoire laissée plutôt par la branche syrienne. Le Vénitien aurait-il lui-même fondu en un seul récit les apports persans et les apports syriens autour de la même secte ? En aurait-il déjà entendu parler lors d’un passage préalable à Saint Jean d’Acre, cité voisine de la région syrienne et dernier bastion des Croisés ? Ou aurait-il fait des recoupements a posteriori, puisqu’on sait qu’il a écrit ses souvenirs de voyage bien des années plus tard, lors d’un séjour dans les prisons de Gênes ? A-t-il pu lire les quelques chroniqueurs européens déjà évoqués, qui avaient fait mention des Assassins en terme plus ou moins légendaires ?…

Il semble en tout cas que, le temps passant et les rumeurs circulant, gommant les distances, rétrécissant les durées, effaçant les détails, en ajoutant d’autres, on a rapidement fusionné dans les mémoires collectives les forteresses ismaéliennes de Syrie et d’Iran, les figures d’Hassan ibn Sabbah, de Sinân, et d’autres chefs ismaéliens tels que ce Alâ-al-Dîn, pour établir la figure emblématique du Vieux de la Montagne. Sans doute, de nombreuses versions circulaient oralement et divergeaient, selon les lieux et les périodes. Les chroniqueurs européens du temps des Croisades avaient leurs propres histoires, les sunnites de telle ou telle contrée en avaient d’autres. Quant aux ismaéliens, ils conservèrent encore une mémoire différente de ces évènements. Marco Polo en fixa une, et elle resta. Elle se mêla parfaitement aux récits fantasmés des Croisés. Le succès de son Devisement du monde valut aux Assassins et à son chef une grande postérité en Europe. Ces jardins du Paradis, qui n’étaient que le versant séduisant de l’Enfer, devinrent un conte merveilleux et terrifiant qui perdura durant plusieurs générations.

Puis on l’oublia plus ou moins…

 

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