Hassan ibn Sabbah et Alamut

 

Hassan Jean Dytar Le sourire des marionnettesC’est dans ce contexte qu’apparaît la singulière figure de l’iranien Hassan ibn Sabbah (1036 ?-1124).

Elevé à Qom, puis à Ravy (proche de l’actuel Téhéran) dans une famille de chiites duodécimains, Hassan se convertit à l’ismaélisme à l’orée de l’âge adulte, marqué par des rencontres avec des prédicateurs ismaéliens et par une grave maladie à laquelle il survécut. Il fit allégeance au calife fatimide, chef des ismaéliens, et finit par rejoindre Le Caire où l’on venait se former à la mosquée Al-Azhar récemment édifiée. Hassan y gravit les échelons de l’initiation ismaélienne, au point de devenir un prédicateur important, proche du fils aîné et héritier légitime du calife ismaélien, un certain Nizâr…

La situation au Caire était alors complexe et sentait la fin de règne : le calife était en position de faiblesse à la tête d’un état égyptien gouverné en réalité par le chef des armées. Celui-ci s’était rapproché du fils cadet du calife, un adolescent facilement manipulable nommé al-Musta’li. Nouvelle querelle de succession à venir, qui divisera les ismaéliens en deux branches : les partisans de l’aîné Nizâr, les nizârites, dont Hassan sera l’un des plus éminents chefs, et les partisans du cadet Al-Musta’li, l’homme de paille du chef des armées…

Mais avant d’en arriver à cette scission, un conflit éclata déjà entre Hassan ibn Sabbah et le chef des armées égyptien : Hassan fut chassé d’Egypte. Or, le navire qui devait le conduire en Afrique du Nord fit naufrage, et Hassan parvint à s’enfuir en Syrie, et de là à rejoindre l’Iran, en 1081. Pendant neuf ans, il parcourut le pays, prêchant clandestinement mais activement la doctrine ismaélienne importée d’Egypte, et tentant de semer les graines d’une rébellion contre les prêcheurs sunnites et les envahisseurs turcs[1].

Il prit aussi ce temps pour rechercher un refuge capable de mener à bien ses projets révolutionnaires sans craindre d’être attrapé. Il découvrit la forteresse idéale dans les montagnes escarpées et reculées de l’Elbourz : Alamut.

Site d'Alamut : au loin les montagnes de l'Elbourz.

Site d’Alamut : au loin les montagnes de l’Elbourz.

L’étonnante prise d’Alamut en 1090 se déroula sans coup férir, par la patience, la ruse, la force du charisme d’Hassan, et déjà une stratégie d’infiltration secrète du territoire ennemi : Hassan parvint en effet à placer des hommes acquis à sa cause dans le château, qui furent finalement si nombreux qu’il ne lui resta plus qu’à s’y introduire lui-même, secrètement, puis à se présenter au gouverneur et demander avec aplomb qu’on lui livre les clefs de la forteresse ! Hassan lui octroya 3000 dinars-or, en remboursement du prix que le gouverneur avait payé au sultan pour posséder Alamut. Celui-ci fut finalement satisfait de s’en tirer à si bon compte…

Désormais, depuis Alamut, Hassan ibn Sabbah allait se donner les moyens de mettre en œuvre ses projets séditieux, en exerçant un pouvoir de fascination hors norme, mélange de terreur et d’admiration – sinon de vénération – sur ses adeptes comme sur ses ennemis. L’art de la dissimulation était un vecteur très important de cette fascination : non seulement Hassan ne sortit plus lui-même de sa forteresse jusqu’à sa mort, trente-cinq ans plus tard, ce qui ne pouvait qu’alimenter toutes les légendes sur son existence même, mais il choisit aussi de ne pratiquement pas se montrer en public à l’intérieur de sa forteresse, réservant ses apparitions pour quelques occasions remarquables.

Alamut fut un laboratoire pour créer une armée d’élite, soumise à des règles impitoyables et un conditionnement religieux des plus stricts qui rendait les soldats aveuglément obéissants à leur maître. Mais ces troupes d’élite apprenaient aussi, semble-t-il, les langues et cultures de leurs futures cibles, afin de permettre une efficace et discrète infiltration. C’est ainsi qu’en 1092, un premier assassinat commença à secouer l’empire Seldjoukide : celui de Nizam al-Mulk, le grand vizir iranien, considéré par Hassan ibn Sabbah comme un traître (un « collabo » aurait-on pu dire à une autre époque ?).

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Cet assassinat fut suivi, un mois plus tard, par la mort du sultan lui-même, Malik Shah. Les sources divergent à ce sujet : fut-il assassiné par des partisans du grand vizir ou une nouvelle cible des ismaéliens d’Alamut ?… Enorme retentissement, mais néanmoins échec du projet révolutionnaire d’Hassan ibn Sabbah : des conflits de succession déchirèrent l’empire, mais ne suffirent cependant pas à renvoyer les Turcs en Anatolie, ni à instaurer en Iran un califat chiite ismaélien, comme en Egypte.

Précisément, deux ans plus tard en Egypte, le calife fatimide mourut. L’homme fort du pays, le chef des armées, propulsa au pouvoir le jeune fils cadet du calife, al-Musta’li, entraînant un conflit armé avec Nizâr. Celui-ci, considéré comme héritier légitime par la plupart des ismaéliens, fut mis en prison et assassiné.

Dès lors une scission se créa entre les vainqueurs, qui régnèrent encore durant quelques générations en Egypte (fondant la branche ismaélienne appelée mustalides) et les nizârites qui considéraient désormais cette dynastie fatimide comme une imposture, et voyaient en Nizâr un nouvel imam occulté.

Hassan ibn Sabbah, qui était entretemps devenu le plus important chef ismaélien d’Iran, devint ainsi le dirigeant incontesté de l’ismaélisme nizârite, désormais indépendant de l’Egypte fatimide. Du point de vue religieux, il était désormais le représentant sur terre de l’imam occulté, Nizâr.


[1] Notons qu’il est difficile dans ce contexte de démêler le politique du religieux : « Le mécontentement politique, dont les racines peuvent être sociales, trouve une expression religieuse ; la dissidence religieuse prend un caractère politique. Lorsqu’un groupe de musulmans offrait une résistance autre que locale ou personnelle aux hommes au pouvoir, lorsqu’il exprimait son opposition à l’ordre établi et créait une organisation pour le modifier, son discours était une théologie et son organisation une secte. Dans le cadre du califat théocratique, il n’y avait pas d’autre moyen pour eux de se forger un instrument de lutte ou de formuler une doctrine dépassant leurs actions personnelles et leurs objectifs immédiats. » (B. Lewis, Ibid., p. 57) On retrouve par ailleurs ce phénomène dans l’Europe chrétienne du Moyen Age ou de la Renaissance (par exemple la Réforme protestante et autres courants révolutionnaires tels que les Anabaptistes, s’opposant à la Papauté).

 

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