Les Timucuas

 

 

Poursuivons l’exploration dans la Floride du XVIe siècle, et venons-en à présent à ce qui paraît la découverte la plus fondamentale des Français d’alors : les Indiens Timucuas. Ces Indiens sont le sujet principal des gravures de Théodore de Bry/Le Moyne.

Brevis narratio De Bry

Mais dans la mesure où ces images ne sont pas fiables, et où il n’en existe aucune autre datant de l’époque où les Timucuas vivaient en Floride (car ce peuple a disparu au cours du siècle suivant en tant que nation indienne, les descendants s’étant ensuite en partie intégrés à la nation Séminole), comment faire pour donner une image vraisemblable de ces hommes, de leurs apparence et attitudes, de leurs habitations, de leur mode de vie ?

La première des sources, de nouveau, a été l’étude des descriptions et témoignages des observateurs, principalement français (Laudonnière, Le Moyne, mais aussi Ribault, Le Challeux ou quelques autres), espagnols (Fontaneda) ou anglais (Hawkins, le corsaire venu en repérages, qui avait secouru un bref moment les Français). De nouveau, j’ai été particulièrement attentif aux sources qui venaient étayer les représentations de Théodore de Bry et celles qui venaient les contredire.

J’ai été conseillé cette fois-ci par Christophe Boucher, un archéo-ethnologue français travaillant en Floride [1]. Il avait au préalable travaillé sur les Hurons, au Canada, et consacrait donc désormais ses recherches aux plus méconnus Timucuas.

Les Américains ont le goût des reconstitutions historiques, comme on a pu le voir avec le Fort Caroline National Memorial de Jacksonville. Ils ont aussi réalisé des reconstitutions de villages indiens tels qu’ils devaient se présenter au XVIe siècle.

reconstitutions villages timucuas

Ces reconstitutions s’appuient en partie sur l’archéologie, mais aussi sur les mêmes témoignages que ceux que je manipulais, tant écrits que visuels. Y compris les gravures de Théodore de Bry, donc. Il n’est pas rare en effet de voir des livres d’images, des fresques ou des scénographies décrire des Timucuas en reprenant les modèles de Théodore de Bry. Il faut donc être prudent aussi en ce qui concerne ces reconstitutions.

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Néanmoins, elles ont été une source très utile pour mon ouvrage, et Christophe Boucher m’a renvoyé à plusieurs reprises vers ces références, me transmettant des photos de pirogue ou de maisons, par exemple.

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Ces dernières ne sont pas tellement différentes des maisons représentées par De Bry.

Brevis narratio De Bry

A ceci près qu’au sommet des toits, il devait y avoir un espace ouvert pour laisser passer la fumée, car les intérieurs étaient organisés autour d’un foyer central. Des banquettes en bois longeaient les parois. Les ouvertures étaient très basses, comme je le montre dans l’album quand Jacques entre dans la grande maison commune.

FLORIDA DytarCe sont parfois des détails de ce type qui rendent crédible une scène : ainsi, pour passer la porte, Jacques est obligé de se baisser. En terme de « jeu d’acteur », cette entrée n’est donc pas stéréotypée, elle a un caractère particulier qui ajoute du vraisemblable, non seulement à la scène, mais par extension à tout le contexte de son expérience en Floride. Car je crois bien que chaque élément perçu comme crédible rejaillit sur l’ensemble, de même que, à l’inverse, le moindre élément perçu comme invraisemblable peut faire s’effondrer la crédibilité de l’ensemble comme un château de cartes.

La grande maison commune au centre du village n’avait pas forcément tout à fait la forme rectangulaire qu’on lui voit dans la gravure de Théodore de Bry, mais existait bel et bien dans les villages Timucuas. En revanche, il n’y aurait pas de trace archéologique particulière des palissades que l’on voit dans ces gravures. Donc il n’est pas évident de savoir si elles ont ou non existé. Ce n’est pas exclu, mais ce n’était certainement pas le cas de la plupart des villages qui investissaient des clairières au milieu de la forêt, s’adaptant aux conditions du terrain. J’ai choisi de ne pas montrer de palissades, marquant par là une nouvelle et discrète différence avec les gravures de Théodore de Bry.

Outre les conseils et documents de Christophe Boucher, le livre de Jerald T. Milanich, Timucua a été aussi une source importante d’informations, avec des relevés d’archéologie, et des descriptions et hypothèses relativement précises pour se faire une idée du mode de vie de ces Indiens, pas très éloigné des chasseurs-cueilleurs : les conditions climatiques et topographiques dans ces forêts et marécages ne permettaient pas des pratiques d’élevage, en revanche la culture de la terre était tout de même de mise, quoique limitée au mil et au maïs. Mais cette modeste agriculture ne suffisait pas à nourrir les populations qui devaient se tourner exclusivement vers la chasse et la cueillette pendant les mois d’hiver, comme cela s’est produit dès l’hiver 1565, au grand dam de Laudonnière et de ses hommes. Cette représentation de Théodore de Bry est donc très exagérée, avec ses sillons bien droits dans un grand champ au milieu d’un environnement dépourvu de végétation !

Brevis narratio De Bry

Les nécessités de construction dramaturgique et rythmique de mon récit m’ont fait passer sous silence ou évoquer rapidement bien des éléments de la culture Timucua qui auraient mérités d’être développés, comme leurs rites religieux décrits par Laudonnière, et que l’on voit développés dans plusieurs gravures de Théodore de Bry, leurs particularités de genre (ces « hermaphrodites » évoqués par les observateurs français [2]) ou comme divers détails de la vie quotidienne (par exemple ces petits feux allumés sous leur couche pour faire fuir les moustiques dans les maisons).

Brevis narratio De Bry Brevis narratio De Bry

Le plus grand problème, pour le travail de reconstitution auquel je m’attelais, concernait en fin de compte le dessin des corps. Toute l’apparence physique des Timucuas est devenue pour moi un objet de questionnement : vêtements, coiffures, tatouages, disques de métal… J’en suis venu à comparer dans le détail ce que je voyais dans les gravures et ce que je lisais dans les textes pour tenter de démêler le vraisemblable de l’invraisemblable chez De Bry.

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Pour en prendre la mesure, voici quatre extraits de textes de Laudonnière, Ribault, Jacques Le Moyne et Nicolas Le Challeux.

Voici d’abord une description par Laudonnière :

« Il y a aussi en ceste terre l’arbre d’Esquine, qui est fort bon contre la vérole et grande quantité de graines et d’herbes, desquelles l’on feroit de fort bonnes teintures et peinctures de toutes couleurs. Et de fait les Indiens qui se delectent fort à peindre sur des peaux, s’en savent fort bien accomoder. Les hommes sont de couleur olivastre, de grande corporance, beaux sans aucune difformité et bien proportionnez. Ils couvrent leur nature d’une peau de Cerf bien courroyée. La pluspart d’eux sont peints par le corps, par les bras et cuisses de fort beaux compartimens, la peinture desquels ne se peut jamais oster, à cause qu’ils picquez dedans la chair. Ils portent les cheveux fort noirs et longs jusques sur la hanche, toutesfois ils les troussent d’une façon qui leur est bien séante. Ils sont grands dissimulateurs et traistres, vaillans de leurs personnes et combatent fort bien, ils n’ont d’autres armes que l’arc et la flesche. Ils font la corde de leurs arcs d’un boyau de Cerf ou de cuir de Cerf, qu’ils sçavent aussi bien accoustrer qu’on sçauroit faire en France, et d’aussi différentes couleurs. Ils ferrent leurs fleches de dents de poisson et de pierre, qu’ils accoustrent bien fort proprement : Ils font exercer les jeunes hommes à bien courir, et font qu’entr’eux un certain prix que celuy qui a la plus longue haleine, gaigne. Ils s’exercent aussi fort à tirer de l’arc. Ils jouent à la pelote de ceste façon. Ils ont un arbre planté au meilleu d’une place, qui est de hauteur de huit ou neuf brassees, au fais duquel y a un quarré fait d’eclisses, lequel donne gain de la partie à celuy qui en jouant l’a frappé. Ils prennent grand plaisir à la chasse et à la pescherie. Les Roys du païs se font fort la guerre les uns aux autres, laquelle ne se meine que par surprise, et tuent tous les hommes qu’ils peuvent prendre : puis leur arrachent la teste pour avoir leur chevelure, laquelle ils emportent à leur retour, pour, estans, arrivez en leurs maisons, en faire le triomphe : ils sauvent les femmes et les enfans et les nourrissent et retiennent tousjours avec eux. Estans de retour de la guerre, ils font assembler tous leurs subjets, et d’allegresse ils sont trois jours et trois nuicts à faire bonne chere, dancer et chanter. Ils font mesme dancer les plus anciennes femmes du païs, tenans les chevelures de leurs ennemis en la main : et en dançant, chantent louanges au Soleil luy attribuans l’honneur de la victoire. Ils n’ont cognoissance de Dieu ny d’aucune religion, sinon, que ce qui leur apparoist comme le Soleil et la Lune. Ils ont leurs Prestres ausquels ils croient ort, pour autant qu’ils sont grands magiciens, grands devins et invocateurs de Diables. Ces Prestres leur servent de medecins et de chirurgiens, ils portent tousjours avec eux un plein sac d’herbes et de drogues, pour médeciner les malades qui sont la plupart de vérole : car ils aiment fort les femmes et les filles qu’ils appellent filles du Soleil : toutesfois quelques uns sont Sodomites. (…)

Voici ce que décrit Ribault, dans une lettre à la reine Elisabeth écrite en 1563, après son premier passage à Charlesfort :

« La plupart d’entre eux couvrent leurs reins et parties secrètes de belles peaux de cerfs, finement peintes de diverses couleurs ; la partie antérieure de leur corps et de leurs bras est peinte de figures d’une agréable imagination, en bleu, rouge et noir, si bien et si proprement exécutées que les meilleurs peintres d’Europe ne sauraient y trouver à redire. Les femmes couvrent leur corps d’une certaine herbe semblable à la mousse dont les Cèdres et tous les autres arbres sont toujours couverts. Les hommes, par plaisir, s’en parent toujours eux-mêmes de diverses manières. Ils sont de couleur tannée, de nez aquilin et tiennent plaisante contenance. Les femmes sont belles et modestes : elles ne souffrent point qu’on les approche de près de façon déshonnête. (…) Ils étaient nus et peints comme les autres, leurs cheveux également longs et retroussés à l’aide d’un lien d’herbes sur le sommet de la tête (…).

Voici un extrait du texte de Jacques Le Moyne :

« « Toutefois, deux heures après son arrivée, il dépêcha un émissaire accompagné de cent-vingt hommes robustes portant armes, flèches, massues et lances, et chargés, selon l’usage des Indiens, de richesses qui leur sont propres : plumes de diverses sortes, colliers faits d’une variété particulière de coquillages, bracelets en dents de poisson, ceintures et petites boules en argent de forme longue et ronde, et beaucoup de perles attachées à leurs jambes, mais la plupart avaient aussi suspendu à leurs jambes des disques tantôt en or, tantôt en argent et en cuivre, pour produire en marchant un son semblable  celui de clochettes suspendues aux jambes. L’émissaire, s’étant acquitté de sa mission, ordonna de dresser des tentes de branches de laurier, de lentisque et d’autres arbres odoriférants, pour recevoir le Roi sous un toit. D’ailleurs, de ce tertre, le Roi pouvait voir tout ce qui se passait à l’intérieur de notre palissade, et quelques tentes et bagages de soldats, qui n’avaient pu encore être transportés sous un toit : parce qu’il valait mieux achever la construction du fortin, que de s’employer à construire des cabanes, qui pouvaient être édifiées ensuite avec plus de tranquillité. (…) Plus proches encore du roi vingt joueurs de flûte faisaient entendre un air sauvage sans harmonie et sans accord. Ils se bornaient à souffler du mieux possible dans leurs instruments qui n’étaient pas autre chose que des chalumeaux bien épais deux trous, l’un au-dessus où ils soufflent, l’autre au-dessous d’où s’échappe le son, comme dans les petits tuyaux des orgues ou dans les flûtes de Pan. Le nécromancien du roi fermait le côté droit, son premier conseiller le côté gauche : car aucune entreprise ne se fait sans eux deux. Seul, il pénétra dans le lieu qu’on avait préparé, il s’assit à l’indienne, c’est-à-dire à fleur de terre, à la façon d’un singe ou d’un autre animal. »

Voici enfin un texte issu du témoignage d’un autre protagoniste de l’aventure, un certain Nicolas Le Challeux [3] :

« Leurs demeures sont de figure ronde et quasi à la façon des colombiers de ce pays, fondées et establies de gros arbres, couvertes au-dessus de feuilles de palmier, et ne craignent point les vents et tempestes. Ils sont souvent faschez de petites mouches, lesquelles, lesquelles ils appellent en leur langage maringons ; et faut ordinairement qu’aux maisons ils fassent feu, et expressément sous leurs lits, afin d’estre délivrez de ceste vermine. Ils disent qu’elles picquent fort asprement, et la partie de la chair touchée de leur morsure devient comme celle d’un ladre. Ils n’estiment rien de plus riche ou plus beau que plumes d’oiseaux de diverses couleurs. Ils ont en grand prix petits calcules qu’ils font d’os de poissons, et autres pierres verdes et rouges. (…) Or, quand nous fusmes de séjour, je considéray la forme des habitans de la terre, qui me sembla bonne et assez humaine, car les hommes sont droits et quarrez et d’un teint tirant au rouge. J’ai entendu qu’ils ont roy en chaque village, et pour ornement ils ont le cuir marqueté d’une estrange façon. Ils n’ont aucun accoustrement, pas plus les hommes que les femmes ; mais la femme ceint un petit voile de pelisse de cerf ou d’autre animal, le noeud batant le costé gauche sur la cuisse, pour couvrir la partie de sa nature la plus honteuse. Ils ne sont ne camus ni lippus, ains ont le visage rond et plein, les yeux aspres et vigoureux. Ils nourrissent leurs cheveux fort longs et les troussent proprement à l’entour de leur teste, et ceste trousse de cheveux leur sert comme carquois à porter leurs flesches quand ils vont en guerre. C’est merveille que soudainement ils les ont en main pour en tirer loin et droit au possible. »

Commençons par le plus simple, et qui n’est pas très visible dans mes images parce qu’elles ne sont pas très précises, comme on sait : les vêtements. En croisant les sources, les vêtements des hommes sont faits de peaux de cerfs nouées autour de la taille. Les femmes portent, selon les sources, également des peaux, ou bien des mousses qui pendent des arbres de Floride : cette mousse appelée communément « mousse espagnole » (et moins communément « Tillandsia usneoides »).

mousse espagnole

Les hommes chez De Bry semblent plutôt vêtus d’une sorte de tissu noué qui forme une sorte de culotte : la peau de bête y semble aussi souple et fine qu’un léger tissu.

Brevis narratio De Bry

Les femmes, elles, semblent effectivement vêtues de mousse espagnole, du moins quand elles sont vêtues…

Brevis narratio De Bry

Des bijoux en perle, coquillages, dents de poisson, plumes, pouvaient parer ces corps. Mais les objets les plus surprenants étaient ces disques de métal, qui est un élément visuel très singulier que l’on ne voit que dans ces gravures des Timucuas de Floride. Ils sont effectivement décrits à plusieurs reprises, notamment par Jacques Le Moyne qui en précise l’usage : sur le torse, de grands morceaux de cuivre visaient à se protéger des flèches comme un bouclier ou une armure, tandis qu’aux coudes ou aux genoux étaient accrochés de petits morceaux destinés à faire du bruit pour impressionner l’adversaire. D’où pouvaient venir ces disques de métal ? Il n’y en a pas de trace archéologique. On ne peut donc pas savoir à quoi ils ressemblaient. Avaient-ils été ouvragés par ces Indiens ou venaient-ils de butins espagnols échoués sur les côtes de Floride et devenus des objets d’échange ?

Brevis narratio De Bry

Christophe Boucher n’avait pas non plus de réponse à cette question. Il m’a renvoyé vers des petits disques de pierre gravés finement retrouvés dans une région voisine, au sud du Mississipi. Mais il ne s’agissait pas de disques de métal.

Quant à Frank Lestringant, qui avait analysé de très près ces gravures et textes pour en démêler les emprunts, il avait sur ce point une hypothèse que, exceptionnellement, je ne partageais pas complètement. L’une des sources d’inspiration des gravures de Théodore de Bry/Jacques Le Moyne était André Thevet. Ce même André Thevet s’était, lui, inspiré du codex Mendoza, manuscrit original aztèque qu’il possédait, pour représenter des Indiens d’Amérique, comme on peut le voir dans l’exemple de cette parure de plumes. Dans l’ordre ici, de gauche à droite : un fragment du codex Mendoza, une gravure de Thevet, un fragment de gravure de Théodore de Bry.

comparaison parureCette démonstration, découverte dans Le Huguenot et le sauvage, m’avait particulièrement intéressé et avait même été, d’une certaine manière, décisive dans mon désir de réaliser ce projet. Frank Lestringant, toujours dans ce même ouvrage, suggère que les disques de métal pouvaient être le fruit d’une extrapolation visuelle de Théodore de Bry (ou Jacques Le Moyne si l’on s’en tient à l’attribution officielle des dessins), à partir du motif rond représenté sur la tunique de l’Indien dessiné par Thevet, que l’on peut voir ci-dessus dans l’image centrale. Pour ma part, j’avais le sentiment d’une possible surinterprétation sur ce point, notamment après m’être rendu compte que les textes décrivent l’existence effective de ces disques de métal, et bien qu’il faille aussi se méfier de ces descriptions qui ne sont pas sans certaines inexactitudes ou biais.

Bref. Etant dans une sorte d’impasse sur le sujet, je me suis contenté d’être discret dans ma représentation de ces disques…

Pour ce qui est de certaines armes inspirées par les Indiens Tupinambas également représentés par Thevet, c’est une observation de Frank Lestringant proposée dans Le Huguenot et le Sauvage qui me paraît en revanche très crédible : j’ai veillé à ne jamais dessiner ces armes que l’on voit souvent dans les gravures de Théodore de Bry [4].

comparaison tupinamba

Je me suis aussi intéressé aux carquois. J’avais remarqué que le carquois dessiné par l’anglais John White dans un dessin qui a un certain rôle dans l’album (représentant un Algonquin de Virginie, non un Timucua de Floride) est accroché quelque part sur le côté ou à l’arrière du corps, tandis que bien souvent les carquois des Timucuas de Théodore de Bry sont attachés en bandoulière au moyen d’une sangle qui repose sur l’épaule, comme c’est le cas pour des soldats européens.

carquoisJe me suis alors demandé si je pouvais en savoir davantage sur les carquois. D’abord, en cherchant dans les dessins de John White des vues plus précises, de dos : je n’en ai pas trouvé. C’est dans une gravure de Théodore de Bry d’après John White, issue du volume consacré à la Virginie, que j’ai trouvé une vue : on y distingue clairement comment est accroché le carquois.

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Dans les textes, en revanche, le carquois est peu souvent évoqué. Le Challeux mentionne tout de même une autre façon de tenir ses flèches, et c’est assez surprenant : « Ils nourrissent leurs cheveux fort longs et les troussent proprement à l’entour de leur teste, et ceste trousse de cheveux leur sert comme carquois à porter leurs flesches quand ils vont en guerre. C’est merveille que soudainement ils les ont en main pour en tirer loin et droit au possible. »

Je me suis servi de ce détail, bien sûr, même si là aussi, c’est très discret.

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Christophe Boucher m’a fait remarquer que Théodore de Bry avait dû prendre connaissance de ce détail, car il en a donné une interprétation à la planche XXVII.

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Seulement, ce n’est pas ici le chignon de cheveux qui sert de carquois, mais la coiffure qui sert à nouer un carquois entier autour de la tête !

Je me suis rendu compte que je n’avais jamais vu ce détail visuel dans cette image, alors que je l’avais déjà regardée maintes fois… C’est un des plaisirs de la recherche que de renouveler son regard sur les choses qu’on connaît, à mesure qu’on l’oriente dans une direction ou une autre. Il en va pour les images comme pour les textes : on peut lire et relire maintes fois le même texte, sans y trouver la même chose en fonction de ce qu’on y cherche. Je crois que ce phénomène n’est pas seulement valable dans la quête d’informations, c’est-à-dire dans une lecture très orientée, mais bien entendu dans la lecture ouverte des œuvres ou dans la contemplation esthétique : rentrer dans une œuvre, c’est pouvoir la creuser. Une première lecture, un premier regard, est comme une première rencontre. Et plus on creuse, plus on peut être affecté, plus l’œuvre peut faire partie de nous, de notre façon de voir les choses…

Mais revenons à nos Timucuas.

Nous en étions aux flèches plantées dans la chevelure. Or qu’en est-il de la coiffure des Timucuas ? Elle est aussi, à l’instar des disques de métal, un élément très caractéristique des gravures de Théodore de Bry sur la Floride. Alors que les Algonquins de Virginie ont les cheveux courts sur les côtés et une crête au sommet, les Timucuas de Floride ont les cheveux longs noués sur le sommet du crâne, et une sorte de frise qui borde le front. L’arrière de la tête étant dégagé. Les femmes, elles, ainsi que les « hermaphrodites », vêtus comme des femmes, ont les cheveux longs détachés librement.

Brevis narratio De BryBrevis narratio De Bry

Ceci peut très bien correspondre aux descriptions, même si elles ne sont pas toujours d’une grande précision :

« Ils portent les cheveux fort noirs et longs jusques sur la hanche, toutesfois ils les troussent d’une façon qui leur est bien séante. » (Laudonnière) « Leurs cheveux également longs et retroussés à l’aide d’un lien d’herbes sur le sommet de la tête » (Ribault) « Ils nourrissent leurs cheveux fort longs et les troussent proprement à l’entour de leur teste » (Le Challeux)

J’étais néanmoins intrigué par la bordure du front, qui me paraissait très singulière. Pourquoi les cheveux, s’ils sont tirés vers le sommet de la tête, forment-ils cette sorte de frise ? Ayant observé bien d’autres représentations indiennes d’Amérique du nord, de ces époques ou d’autres, je n’en ai pas trouvé de semblable. Sauf en regardant de nouveau la coiffure des Aztèques du codex Mendoza !

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Frank Lestringant, dans ses ouvrages, suggérait que le codex Mendoza avait pu inspirer indirectement De Bry, à travers les gravures de Thevet inspirées de ce codex. Mais il se trouve que l’anglais Richard Hakluyt avait racheté le codex Mendoza à Thevet. Or, dans mon récit, j’ai rapproché Richard Hakluyt de Théodore de Bry, l’un et l’autre partageant un projet commun. En réalité, on ne sait pas si les deux hommes ont réellement collaboré, mais tout porte à le penser. Il se pourrait même que Hakluyt soit le « noble ami » dont parle De Bry dans sa préface, sans qui il « n’aurait abouti à rien » [5]. Donc si Théodore de Bry a bel et bien travaillé avec Richard Hakluyt, il a tout à fait pu voir ce codex Mendoza (un manuscrit original, par conséquent pas imprimé comme les ouvrages de Thevet), et donc s’en inspirer par exemple pour la coiffure, avec cette sorte de frise, et ces cheveux ramassés en chignon au sommet !

coiffures Timucua

Venons-en à présent à la question peut-être la plus problématique : celle des peintures corporelles et des tatouages. On l’a lu : ces dessins et ces couleurs ont vivement impressionné les observateurs. Théodore de Bry les a rendus d’une façon là aussi très caractéristique, qu’on ne trouve pas ailleurs.

De façon plus générale, les peintures indiennes, visibles aussi sur des peaux d’après les descriptions, m’ont posé deux sortes de problème : d’abord leur intégration dans mes choix graphiques. J’avais en effet choisi de traiter la Floride en tonalités exclusivement bleu/gris et vert. Or le rouge et le noir semblaient les couleurs les plus particulièrement utilisées par les Timucuas. Que faire ? Dans tout le reste de l’album, les seuls moments avec des variétés chromatiques fidèles à la réalité étaient relatifs aux images figurées (cartes de Le Testu, aquarelles de Jacques Le Moyne ou de John White, dessins du codex Mendoza, etc.). Cela aurait pu être le cas de ces peintures indiennes. Mais elles couvraient bien souvent leurs corps tout entier. J’ai estimé que cela nuirait à la clarté de ma mise en scène et aux tonalités et ambiances que je voulais dégager.

Brevis narratio De Bry

Une autre difficulté consistait dans les motifs et figurations à proprement parler : à quoi pouvaient ressembler ces dessins ? Pouvais-je m’appuyer sur les gravures de Théodore de Bry ? Mais si ces images étaient artificielles sur tant de points, pourquoi devrais-je leur donner crédit sur ce point-là ? Les motifs de Théodore de Bry sont la plupart du temps les mêmes, déclinés sur différents corps avec quelques aménagements. L’une des images a achevé de me décider à ne pas accorder le moindre crédit à ces motifs :

Brevis narratio De Bry

En effet, je ne sais pas si c’est une extrapolation de ma part, cette fois-ci, mais il m’a semblé reconnaître, en haut de la jambe du personnage de gauche, la pointe d’une fleur de lys ! L’ensemble de ces motifs m’avait l’air en fin de compte tout à fait européen…

Mais sur quelles bases partir pour éviter de tomber dans le même piège que Théodore de Bry, à savoir m’inspirer d’autres nations indiennes culturellement parfois fort éloignées de ces Timucuas ? Car en effet, ce ne sont pas les motifs de peinture corporelle qui manquent à travers l’Amérique, et même l’Amérique du nord… Pour autant, chaque culture a ses spécificités, ses codes, son langage.

C’est finalement de nouveau l’archéo-ethnologue Christophe Boucher qui m’aura été d’une grande aide, en m’orientant vers des motifs figurant sur des objets d’archéologie de la région. Il y a vraiment peu de choses en Floride même, mais j’ai pu trouver des images d’objets découverts dans le sud du Mississipi et datant de ces époques. L’une d’entre elles m’a particulièrement intéressé parce qu’elle représente un homme schématisé, strié de dessins sur tout le corps, littéralement un homme tatoué !

tatouage 1Je me suis donc inspiré de ces motifs. Je sais qu’ils ne sont pas nécessairement beaucoup plus justes que ceux de Théodore de Bry, mais ils ne me paraissent au moins pas pire en terme de vraisemblance !

tatouage 2Enfin, ma quête en vue de rendre plus crédibles mes Timucuas que ceux dessinés par Théodore de Bry s’est orientée vers les attitudes corporelles. C’est sur ce point que j’ai pu marquer les plus grands écarts. En effet, les postures des Indiens de De Bry renvoient davantage aux canons européens alors en vigueur, d’inspiration antique. La pose classique en contraposto y est de mise, comme ici.

Brevis narratio De Bry

N’a-t-on pas le sentiment de voir un empereur romain et la Vénus de Botticelli ?

Pour travailler les attitudes corporelles vraisemblables, ma meilleure source aura été, curieusement, de nouveau le film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde. Dans ce film il ne s’agissait de représenter des Timucuas mais des Algonquins. Ils ne partageaient pas précisément les mêmes modes vestimentaires (en particulier la coiffure), ni les même constructions d’habitation, comme on pouvait le voir dans les dessins de John White. D’ailleurs, on peut repérer dans le film les inspirations issues de ces dessins de John White. Mais si Le Nouveau Monde a pu m’être utile dans ma représentation des Indiens, c’est essentiellement parce que Terrence Malick a travaillé avec le chorégraphe apache Raoul Trujillo. Les réflexions et recherches pour travailler des attitudes corporelles vraisemblables dans le film sont détaillées dans le making-off « La création du Nouveau Monde » et présentent un grand intérêt.

Raoul Trujillo présente ainsi le travail à venir aux comédiens venus de diverses tribus d’Amérique : « L’intrigue se révèle être tirée des pages de l’Histoire, et avoir été racontée bien des fois déjà, de façon inexacte aux yeux de certains. Il ressort de ce constat qu’il est absolument capital d’insuffler au film toute la gestuelle des Indiens d’Amérique, de parler le langage de la mémoire… N’oublions pas qu’on peut raconter l’histoire à travers notre gestuelle. »

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En bande dessinée, la gestuelle n’est pas moins primordiale qu’au théâtre ou au cinéma, même si cela peut sembler une dimension moins évidente puisque ce n’est pas le corps véritable d’un comédien qui est en jeu. C’est néanmoins beaucoup à travers les gestes des personnages que j’ai tenté de rendre crédible mon récit. Et singulièrement, de faire passer auprès des lecteurs une impression de vraisemblance bien plus grande que les attitudes corporelles des Indiens de Théodore de Bry.

FLORIDA DytarEnfin, alors que j’avais déjà bien avancé dans la réalisation de l’album, Christophe Boucher m’a fait connaître un article récent de Jerald T. Milanich, spécialiste des Timucuas qui m’avait déjà été une source utile. Cet article m‘a conduit à modifier en cours de route la fin de l’album : https://hakluytsociety.wordpress.com/2016/10/07/richard-hakluyt-jacques-le-moyne-and-theodore-de-brys-1591-engravings-of-florida-timucua-indians-part-2-the-florida-book/

Jerald T. Milanich y pousse plus loin les hypothèses sur lesquelles je m’étais appuyé dans l’analyse des gravures de Théodore de Bry. Dans cet article, Milanich va jusqu’à dénier à Jacques Le Moyne le moindre dessin ayant servi concrètement de base aux gravures, ce que Frank Lestringant ne faisait pas jusqu’alors, restant plus prudent. Milanich propose aussi une interprétation nouvelle de l’existence de deux dessins de John White représentant les Indiens de Floride. Jusqu’alors ils étaient considérés comme des copies d’après Le Moyne. Or Milanich suggére que ces dessins auraient plutôt pu servir d’inspiration à Théodore de Bry, en l’absence d’originaux de Le Moyne.

white timucuasCes hypothèses m’ont beaucoup séduit, car elles prolongeaient mes bases de travail en les entraînant vers des positions plus radicales. Peut-être était-il plus sage d’être prudent ? Mais je ne pouvais attendre d’éventuelles réfutations ou controverses. Ces positions radicales me paraissaient justes, plausibles, cohérentes avec les représentations que je m’étais faites de toute cette histoire. Et elles pouvaient de surcroît me permettre de tendre mon fil dramatique d’une façon également beaucoup plus radicale…

 

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[1] Merci à Bertrand van Ruymbeke de nous avoir mis en relation.

[2] A ce sujet, lire L’impensable rencontre de Marie-Hélène Fraïssé, PP. 46 à 50.

[3] Nicolas Le Challeux, Urbain Chauveton, Brief Discours et Histoire d’un voyage de quelques François en la Floride (1579), fac-similé Kessinger Publishing de l’édition de 1579.

[4] Détail amusant : on en voit dans le film de Terrence Malick, Le Nouveau Monde ! Les décorateurs qui ont fait un travail d’une grande rigueur comme je l’ai déjà évoqué, se sont inspirés des mêmes sources que les miennes mais ont visiblement pris pour argent comptant ces armes utilisées en fait au Brésil.

[5] « Cependant, malgré mon zèle, je n’aurais abouti à rien – car j’avais tout reçu dispersé sur différents feuillets – sans l’aide d’un noble ami à moi qui, avec dévouement, en a reconstitué l’ordre. Bien plus, il a amélioré de le texte français de l’Histoire et l’a ensuite rendu en latin, comme il l’avait fait auparavant pour l’Histoire de la Virginie. »