Le territoire

 

 

1-     Topographie…

Après avoir brièvement jeté un regard sur le monde tel qu’on se le figurait au XVIe siècle dans les milieux les plus informés, rapprochons-nous d’un territoire en particulier à un moment en particulier : la Floride en 1564-65, période où Jacques Le Moyne participait en tant que cartographe à l’expédition montée par l’amiral de Coligny et menée par René de Laudonnière.

La fameuse carte de Floride gravée par Théodore de Bry en 1591 et attribuée à Jacques Le Moyne est la suivante :

FLORIDA DytarRapprochons-nous encore pour tenter de localiser le fort Caroline, bâti par les Français sur le territoire du roi indigène Saturiwa (latinisé en Satouriona dans les gravures). On voit une forme triangulaire nommée Carolina.

Brevis narratio De BryOù était localisé, dans la Floride telle qu’on la connaît aujourd’hui, ce fort ?

Floride

Comme on le voit, difficile de trouver des équivalences qui pourraient aider à localiser le fort, entre le territoire véritable de la Floride et celui dessiné sur cette carte de 1591. Le contour même de la Floride est loin d’être conforme à la réalité : sur la carte, les montagnes Appalaches sont exagérément rapprochées de la côte est, le lac en forme de lune n’existe pas, et bien sûr tous les noms de lieux et de cours d’eau ont changé…

Sur le terrain, aucune fouille archéologique n’a pu à ce jour révéler le site exact où le fort a été construit. Il faut dire qu’il était bâti en levées de terre, en bois et en argile, donc il n’est pas évident qu’il en reste des traces 450 ans plus tard. On sait qu’il avait une forme triangulaire et qu’il se situait au bord de la rivière de May, ce que Laudonnière et d’autres protagonistes détaillent [1].

Actuellement il existe une reconstitution grandeur nature au Fort Caroline National Memorial, situé à Jacksonville, au bord de la St John’s River. Elle a été construite dans les années 1960.

fort caroline jacksonvilleCe fort est intégré au Timucuan Archeological and Historical Preserve, lieu de mémoire et réserve naturelle dont le nom renvoie à celui de la nation indienne qui vivait là au XVIe siècle, les Timucuas, précisément au moment où sont venus les Français. La mémoire de cet épisode de l’histoire, tant amérindienne que huguenote, est donc préservée à Jacksonville [2]. Une réplique de la colonne érigée par Jean Ribault en 1562, inspirée d’une gravure de Théodore de Bry d’après Jacques Le Moyne, complète le décor.

détail fort memorialSelon les sources les plus couramment admises, la rivière de May au bord de laquelle Laudonnière a choisi de situer l’emplacement du fort correspondrait en effet à la St John’s River actuelle au bord de laquelle se trouve cette reconstitution. D’ailleurs, si on compare le cours de cette rivière sur Google map avec la rivière de May sur la carte attribuée à Jacques Le Moyne, on peut en reconnaître la direction descendante jusqu’à un lac qui pourrait être le lac George actuel.

Pour moi, il était important de pouvoir localiser le fort Caroline dans l’espace réel de la Floride car cela m’orientait dans des directions précises : par exemple, la largeur de la rivière est considérable au niveau du Fort Caroline National Memorial qui est proche de l’estuaire. Si je reporte dans une case de bande dessinée ce que je vois sur les photos, l’autre rive a l’air très loin sur la ligne d’horizon. Il faut ensuite imaginer forêts et marécages en lieu et place de la ville de Jacksonville…

Mais, en creusant un peu, je me suis aperçu que l’emplacement du site de fort Caroline était controversé. J’ai lu quelques arguments en faveur d’une autre piste, qui estime en premier lieu que la rivière de May ne peut pas être la St John’s River parce que Laudonnière a choisi la rivière de May pour l’or qu’il espérait pouvoir trouver en remontant son cours, lequel devait remonter jusqu’au pied des Appalaches. Or, la St John’s river n’a aucun bras qui remonte jusqu’aux Appalaches. En revanche, sur la carte de Le Moyne, on voit un embranchement de la rivière de May remonter vers le nord-ouest, en direction des Appalaches, même si ces montagnes sont plus proches de la côte qu’elles ne sont en réalité. De toute évidence, le dessin des cours d’eau ne correspond pas non plus à la réalité du territoire : pendant longtemps, les spécialistes considéraient que la partie de la carte de Le Moyne/De Bry menant aux Appalaches était fantaisiste et que la partie menant au grand lac plus au sud pouvait correspondre à la St John’s river et au lac Georges. Mais si l’inverse était vrai ? Y a-t-il une rivière qui remonte depuis l’océan jusqu’aux pieds des Appalaches ? Il y en a une, aux nombreux méandres (ce qui de ce point de vue pourrait coller avec les rivières de la carte de Le Moyne/De Bry) : c’est l’Altamaha, située plus au nord, près de Savannah en Géorgie.

2 forts carolineJe ne précise pas le détail des arguments que j’ai pu lire pour défendre l’hypothèse de l’Altamaha ou bien celle de la St John’s river, car ce serait fastidieux [3]. Il y en a des convaincants dans les deux cas, et je ne suis pas assez spécialiste pour juger la question.

Toujours est-il que, en poursuivant mes recherches du côté de l’hypothèse Altamaha, j’ai eu la surprise de découvrir sur Google map une masse sombre en forme de triangle au bord d’un des bras de la rivière : une masse sombre qui prête à penser que, vus du ciel, ces arbres n’ont visiblement pas poussé en même temps que les autres. Et surtout, cet endroit est précisément identifié par Google maps sous le nom de Fort Caroline !

altamaha

altamaha google maps 2

Bon moyen d’éprouver par l’expérience la valeur d’un nom sur une carte (ou sur une image satellite) : tout à coup, ce qui pouvait n’être qu’une vague possibilité plus ou moins improbable semblait attesté, tout à coup l’hypothèse (ou l’élucubration ?) paraissait tangible, tout à coup je pouvais peut-être fixer mon histoire à cet endroit-là car c’était écrit, en toutes lettres : Fort Caroline. Il serait intéressant de savoir par qui, et sur quelles bases, et je ne sais pas s’il est possible de le savoir, n’ayant pas contacté Google. Mais on peut mesurer à partir de cet exemple l’influence déterminante qui réside dans le simple acte de nommer un territoire, un lieu, comme si cela pouvait faire advenir une réalité [4].

La configuration de l’espace ainsi potentiellement révélé me conduisait dans une direction un peu différente de la St John’s river : la situation du fort était alors en plein virage extérieur d’un bras de rivière beaucoup plus étroit qu’à Jacksonville. Il était plus facile aussi de se projeter dans l’environnement naturel, puisque cet endroit est encore relativement préservé de constructions humaines (outre une route passant juste à côté, qui m’a tout de même permis de me rapprocher du sol via streetview).

Altamaha streetview

 

2-      … Et toponymie

Pour en avoir le cœur net, je me suis demandé si  d’autres cartes de la Floride, de l’époque ou postérieures, pouvaient à tout hasard présenter des informations utiles afin de me déterminer entre la St John’s river et l’Altamaha. Est-ce qu’à un moment donné, par exemple, on pourrait trouver le passage du nom « rivière de May » au nom « St John’s river » ou bien « Altamaha » ? Je me suis donc livré à un petit voyage dans le temps à travers les cartes de la région.

D’abord une carte du pilote Nicolas Barré [5], réalisée en 1562 (première expédition), qui détaille sommairement la côte floridienne et nomme pour la première fois les rivières selon les noms donnés par Jean Ribault. On distingue deux bras de la rivière de May, l’un partant vers le sud (sur la gauche de l’image) et rejoignant un lac (le lac George ?).

Nicolas Barré,1562

Pas particulièrement utile pour ma recherche, elle m’aura néanmoins inspiré le type de dessin à la plume que pouvait réaliser Jacques Le Moyne sur place.

Un autre contemporain de Jacques Le Moyne, que j’évoque aussi dans Florida (bien qu’on ne le voie jamais), c’est en quelque sorte son alter ego anglais en Virginie, vingt ans après l’expérience de Le Moyne en Floride : John White. Ce dernier a non seulement représenté de nombreux Indiens d’après ses observations de terrain mais aussi deux cartes, dont l’une où apparaît la Floride. A l’inverse des dessins de Jacques Le Moyne, les originaux de John White sont conservés. Ils ont aussi fait l’objet d’une adaptation en gravures dans le premier des livres que Théodore de Bry a réalisé sur l’Amérique en 1590 (le second publié l’année d’après étant consacré à la Floride de Le Moyne).

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Que m’apprend cette carte de John White sur ma question des rivières ? Pas grand-chose, si ce n’est que sa rivière de May rejoint bien un grand lac, mais en direction de l’ouest, tandis qu’une autre rivière plus au sud semble reprendre la trajectoire du sud, celle de la St John’s river… sans lac au bout. De toute évidence, John White n’était pas le mieux placé pour représenter la Floride. Il était plus précis sur la baie de Roanoke en Virginie.

Les cartes de Le Moyne/de Bry et de John White/de Bry ont servi de référence par la suite, notamment pour l’édification d’une carte importante réalisée et publiée par Jodocus Hondius dès 1606, dans le corpus de l’Atlas Mercator/Hondius qui connut un vif succès (environ 50 éditions au cours du siècle) en Europe.

Cette carte, à vrai dire, nous informe surtout sur la postérité des cartes initialement publiées par Théodore de Bry. On y reconnaît des images issues de ses gravures : le couple royal Indien figurant dans la planche XXXIX de Le Moyne/de Bry (qu’on reverra ici) ainsi que les villages indiens de Floride et de Virginie empruntés à ces mêmes séries de gravures.

carte Floride et Virginie Hondius

On note tout de même que la rivière de May, cette fois, ne descend plus vers le sud comme la St John’s river, mais se dirige vers le nord-ouest où elle trouve un grand lac (qui n’existe pas dans la réalité à cet endroit). Mais en regardant attentivement les noms des tribus indiennes, on repère que Hondius a réutilisé les noms de la carte de Le Moyne/de Bry en réorganisant complètement leur situation géographique. Et le lac situé au nord-ouest de l’embouchure semble le même qui auparavant descendait vers le sud, simplement déplacé pour, semble-t-il, mieux organiser la composition de cette belle carte d’apparat.

On trouve ensuite de nombreuses reprises de cette carte de Hondius, comme celle de Pierre Duval datée de 1665 :

La_Floride_Françoise_dressée_sur_[...]Duval_Pierre_btv1b6700257v

On y retrouve les mêmes scories, bien que Duval ait tenté de situer et dater certains lieux liés à certaines expéditions (la première de Ribault à Charlesfort, la seconde de Laudonnière au fort Caroline, ainsi qu’une troisième deux ans plus tard menée par un certain Dominique de Gourgues pour venger les Français massacrés deux ans auparavant). Pierre Duval situe le fort Caroline, alors que Hondius ne le mentionnait pas. On retrouve toujours, un siècle après les évènements, les mêmes noms de rivières et de tribus indiennes que dans la carte de Le Moyne/de Bry.

Mais qu’en est-il des cartes espagnoles ? Car enfin, ce sont bien les espagnols qui ont repris possession des lieux, pour quelques décennies encore. Voici par exemple une carte espagnole datée de 1601 :

1601_Florida_Spanish_Map_San_Mateo_River_002

On y distingue deux choses intéressantes : d’une part les noms ont changé. On n’en reconnaît plus aucun, hormis le cap Canaveral déjà présent depuis la carte de Le Moyne/de Bry. D’autre part, une seule rivière est clairement représentée, celle qui descend vers le sud où se trouve un lac : celle qui ressemble donc au trajet de la St John’s river. Cette rivière est nommée à son embouchure rio San Matheo. Or, il est avéré que les Espagnols, en lieu et place du fort Caroline, dont ils avaient pris possession en 1565 et qu’ils avaient détruit, ont édifié un autre fort nommé San Matheo. Sur cette carte il n’est pas localisé précisément, mais on peut déduire qu’il doit être au bord de ce rio San Matheo/St John’s river. Pour ce qui concerne les autres localités, l’histoire tragique des Français auprès des troupes du capitaine Pedro Menéndez de Aviles permet de reconnaître San Agustin (ici nommé Santagustin [6]), le lieu où les Espagnols avaient bâti un fort avant de partir à l’assaut de fort Caroline et la plage de Matanzas, là où eut lieu le massacre des hommes de Ribault.

Mais, à vrai dire, je n’avançais pas : je voulais savoir si la rivière de May était la St John’s river ou l’Altamaha, et voilà qu’elle s’appelait San Matheo ! Certes il semblait que la piste de la St John’s river restait la plus visible sur les cartes… mais celles-ci paraissaient jusqu’à présent tout de même assez peu fiables.

Et puis, j’ai eu sous les yeux une carte plus tardive de Jacques-Nicolas Bellin réalisée en 1743. Les cartes de ce dernier, particulièrement en ce qui concerne la présence française en Amérique du Nord, étaient considérées comme des cartes importantes, beaucoup plus justes que les précédentes. Nous étions alors au siècle de Cassini, et les cartographes français étaient à la pointe en ce domaine, avec une rigueur scientifique nouvelle.

Nicolas Bellin 1743

On y retrouve la rivière San Matheo, avec une précision qui confirme que : « R. S. Matheo, c’était la R. de May ». Bellin y localise le fort Caroline. La rivière San Matheo ne va pas bien loin, ni vers l’ouest ni vers le sud. Le cours d’eau qui semble reprendre la trajectoire de la St John’s river est situé en dessous, et passe non loin de S. Augustin. C’est d’ailleurs le nom donné à la rivière, comme il est précisé : « R. S. Augustin, auj. R. St Jean, c’était la rivière des Dauphins ». La rivière St Jean serait bien aujourd’hui la St John’s river ! Mais la St John’s river correspondrait alors, selon Bellin, à la rivière des Dauphins et pas à la rivière de May. La rivière des Dauphins n’est pas une nouveauté : on la trouvait plus au sud de la rivière de May déjà dans les cartes de White, de Hondius, de Duval… La vraie surprise fut de découvrir le nom d’une autre rivière qui part de l’estuaire marécageux au bord duquel est situé le fort Caroline : R. Altamaha ! La rivière de May, d’après cette carte de Bellin, aurait été un bras de rivière tout proche l’Altamaha, l’embranchement se situant au niveau de l’embouchure, là où se situe dans sa carte le fort Caroline…

Ainsi ces hypothèses récemment lues autour de l’Altamaha n’étaient pas seulement des élucubrations modernes, mais avaient bien été émises et référencées depuis longtemps, et singulièrement dans un relevé cartographique qui semblait beaucoup plus fiable que toutes les cartes précédentes ayant traité de la question…

Bien entendu, ceci n’a aucune valeur de preuve définitive, mais pour mon travail c’était suffisant : j’ai décidé de situer mon fort Caroline au bord de l’Altamaha, sur cette zone forestière en forme de triangle, au bord d’un bras de rivière étroit et sinueux, qui me paraissait une piste de travail tout à fait séduisante et que je visualisais plus facilement que l’hypothèse de la St John’s river à Jacksonville.

Voici pour finir une planche coupée au montage ! C’était initialement la dernière planche, qui devait répondre à la première de l’album, tout en évoquant (bien discrètement) cette ambiguïté au sujet de l’emplacement vraisemblable du fort Caroline.

FLORIDA Dytar

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[1] « A raison de ce, que j’estois d’advis, si de leur part ils le trouveroient bon, nous accommoder environ la rivière de May ; joint qu’à nostre premier voyage nous l’avions trouvée seule entre toutes abonder en mil et en farines, outre l’or et l’argent qu’y s’y trouva, chose qui me faisoit espérer quelque heureuse descouverte pour l’advenir. »

[2] Pour plus de précisions à ce sujet, lire Bertrand van Ruymbeke, Lieux de mémoire et musées huguenots aux Etats-Unis et en Afrique du Sud, Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, tome 157, Droz, 2011.

[3] D’autant qu’il était difficile parfois de juger de la pertinence scientifique des sites américains que j’ai consulté, parfois réalisés par des amateurs passionnés par la question. Pour qui voudrait tout de même se pencher sur ces sources (en anglais), les voici :

http://www.bibleorigins.net/FortCarolineStJohnsRiverLocationProposals.html

http://www.bibleorigins.net/MapsofFortCarolineandMayRiverinGeorgia.html

http://thenewworld.us/quest-for-fort-caroline/

https://peopleofonefire.com/FortsCaroline-SanMateo.pdf

http://www.tfcap.org/p/evidence.html

[4] Vaste sujet que celui du pouvoir politique aux mains de ceux qui maîtrisent les cartes, à un moment donné. On sait bien que tracer des frontières ou nommer des lieux sont des actes qui peuvent avoir des conséquences considérables. Nombre de conflits liés à ces questions, d’une manière ou d’une autre, sont toujours en cours de par le monde.

[5] Nicolas Barré est un personnage qui apparaît dans Florida. Son rôle à Charlesfort, évoqué dans l’album, est attesté, ainsi que sa présence au fort Caroline. En revanche, le rôle qui lui est prêté par la suite est fictif.

[6] Aujourd’hui l’actuelle Ste Augustine.