La camera obscura

Jean Dytar, extrait de la Vision de BacchusJean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus

 

Plusieurs séquences de La Vision de Bacchus mettent en scène un dispositif évoquant de façon primitive ce qui deviendra plus tard la camera obscura. Il s’agit de cette petite pièce trouée d’une fenêtre en face de laquelle est placé un miroir concave, qui permet à Antonello de reproduire fidèlement une image issue de la réalité. Ce dispositif pourrait prêter à controverse dans la mesure où de nombreux historiens de l’art doutent que les peintres de la Renaissance pouvaient déjà en faire usage. Or mon récit se passe à la Renaissance, plus précisément dans les années du séjour vénitien d’Antonello de Messine : vers 1475-1476.

 

L’hypothèse d’un tel dispositif a été formulée par le peintre David Hockney, dans un livre intitulé Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens (Seuil, 2001 et 2006). Hockney a basé son intuition sur un regard attentif porté aux œuvres du début de la Renaissance, et au basculement très radical qu’il a vu s’opérer entre les formes de représentation médiévales et les effets de réalité qui sont apparus soudain, notamment chez  un peintre aussi novateur que le flamand Jan Van Eyck.

Pisanello, Princesse de la maison d'Este, 1436-38, Musée du Louvre

Pisanello, Princesse de la maison d’Este, 1436-38, Musée du Louvre

Jan Van Eyck, Portrait du cardinal Niccolo Albergati, 1431-32, Kunsthistorisches Museum

Jan Van Eyck, Portrait du cardinal Niccolo Albergati, 1431-32, Kunsthistorisches Museum

 

En tant que peintre et photographe, David Hockney postule que ces formes de représentation neuves ont été permises non seulement par une nouvelle façon de voir le monde et de vouloir le représenter, mais aussi par la découverte de procédés techniques tels que des systèmes optiques, même primitifs. Son enquête l’a conduit à reconstituer une pièce dotée d’une fenêtre, d’un miroir concave, et à réaliser lui-même un portrait à l’aide de la projection lumineuse obtenue.

C’est cette expérience qui est à l’origine des scènes où l’on voit Antonello réaliser des portraits depuis cette petite pièce obscure. Précisons d’emblée qu’un tel postulat n’enlève rien au génie de ces peintres : c’est tout de même leur main qui tenait le pinceau, leur regard qui jugeait de ce qui devait être peint…

 

L’usage d’un tel dispositif correspond à des questionnements qJean Dytar, extrait de la Vision de Bacchusui avaient cours au XVe siècle, autour de la représentation mimétique et l’observation des effets de l’ombre et de la lumière sur les corps. Léonard de Vinci, dans ses carnets, décrit par exemple le principe de rayons lumineux passant à travers un trou dans une pièce sombre, et projetant une image renversée et de taille réduite sur le mur d’en face. Le phénomène était d’ailleurs connu depuis Aristote, mais les historiens n’ont trouvé ni trace d’application concrète ni justification théorique concernant l’usage que pouvait faire de ce dispositif un peintre à la Renaissance (et encore moins auparavant).

Il faudra attendre l’invention de la lentille, à la fin du XVIe siècle, pour que se perfectionne ce qu’on appellera la camera obscura (chambre noire). Elle sera utilisée par certains peintres à partir du XVIIe siècle. La pièce sombre initiale se réduira alors à la taille d’une boîte, l’ancêtre du boîtier photographique. Car ce qu’il manque et que Niépce inventera en 1827, c’est le procédé chimique capable de fixer la projection lumineuse sur une surface photosensible. La photographie serait donc l’aboutissement d’un long processus, et non pas seulement l’inauguration d’une nouvelle ère des images.

Antonello de Messine, Christ à la colonne, 1476, Musée du Louvre

Antonello de Messine, Christ à la colonne, 1476, Musée du Louvre

Antonello de Messine, Portrait d'homme, dit Le Condottiere, 1475, Musée du Louvre

Antonello de Messine, Portrait d’homme, dit Le Condottiere, 1475, Musée du Louvre

 

 Quand j’ai découvert, il y a quelques années, les deux tableaux d’Antonello exposés au Louvre, j’ai été saisi par l’effet de présence des visages peints qui m’ont fait penser à des photographies.

Dans cette salle du Louvre, ces deux petits tableaux sont environnés d’œuvres importantes de grands peintres italiens du même siècle, comme Andrea Mantegna. Néanmoins l’éclat particulier de ces portraits, leur rigueur et leur simplicité formelle, leur façon de capter le regard du spectateur avec une charge psychologique si intense et si fine, m’ont donné l‘étrange impression que les autres tableaux paraissaient ternes et archaïques.

 

Ce saisissement a été à l’origine même du sujet de La Vision de Bacchus et du choix de mettre en scène particulièrement Antonello de Messine, et non un autre peintre.

J’ai donc décidé d’intégrer dans cette histoire le dispositif décrit par David Hockney, car cela me permettait d’évoquer cette relation anachronique à la photographie. De plus, j’avais envie de montrer les peintres au travail, et il s’agissait là d’un outil intéressant à mettre en scène et à exploiter en terme de scénographie. Enfin d’autres raisons, d’ordre dramaturgique, m’y ont aussi conduit, mais ce n’est pas le lieu de les évoquer ici…

 

(Les tableaux reproduits sont ©Web Gallery of Art)

 

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