Le fantasme orientaliste

 

C’est au XIXe siècle que la légende des Assassins fut réactivée et enflamma de nouveau les imaginaires occidentaux.

Au sortir de la Révolution française, où l’on fit tomber les têtes des puissants, l’histoire de cette secte révolutionnaire musulmane trouvait quelques échos. Puis les campagnes militaires de Napoléon en Egypte marquèrent un regain d’intérêt pour les cultures islamiques. Les frottements entre une rive et l’autre de la Méditerranée se firent ensuite plus saillants, tout au long du siècle, les Français et les Anglais grignotant progressivement de l’influence et des territoires sur un empire Ottoman à l’agonie[1].

Exemple de peinture orientaliste : Henri Régnault, Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, 3,02m x 1,46 m, 1970, musée d’Orsay.

Exemple de peinture orientaliste : Henri Régnault, Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, 3,02m x 1,46 m, 1870, musée d’Orsay.

Dans ce contexte, l’histoire de cette secte musulmane  violente et mystérieuse ressurgit en Europe.

Les contes des Mille et une Nuits, qu’on avait découvert un siècle plus tôt en France, et la mémoire des Croisades constituaient alors un vivier de représentations mentales sur la culture de cet Autre qu’était l’Oriental, le « Mahométan », à la fois si proche et si lointain. Ainsi, la légende des jardins du Paradis matrice des Assassins nourrissait parfaitement tous les fantasmes orientalistes d’alors : l’érotisme et la violence, ingrédients d’un Orient stéréotypé, fascinant et terrifiant, y étaient intimement liés.

Un des orientalistes les plus reconnus, Sylvestre de Sacy, étudia l’étymologie du terme Assassin, et proposa en 1809 pour la première fois l’explication selon laquelle Haschischin viendrait de haschisch. Cette analyse, on l’a vu, a été depuis contredite. Il ne prétendit pas lui-même que les Assassins étaient par conséquent une bande de fanatiques drogués, mais beaucoup après lui se firent cette image, à commencer par Baudelaire dans ses Paradis artificiels (1860) ou encore Théophile Gautier, l’un et l’autre membres d’un certain « club des Haschichin » où l’on faisait l’expérience du haschich et de l’opium. Cette image de Assassins perdure encore.

Puis d’autres ouvrages fleurirent, où l’accent fut mis moins sur la débauche et davantage sur la dimension maléfique et occulte de la secte : on la décrivit comme une société secrète pernicieuse génératrice de désordre politique et moral, à l’instar des Templiers ou des Francs-Maçons. Cette image des Assassins perdura aussi jusqu’à aujourd’hui.

On trouve encore une mention mémorable des Assassins et de son chef, Hassan ibn Sabbah, dans une préface d’un certain Edward Fitzgerald, poète qui présentait la première traduction anglaise des Rubayât d’Omar Khayyâm en 1859. C’est par lui que l’on connut en Europe la poésie de ce grand savant persan du Moyen Age, qui n’avait par ailleurs jamais cessé d’être récitée ou lue en Iran (les versions apocryphes se mêlant là aussi aux poèmes authentiques…).

Il y eut rapidement plusieurs éditions et d’autres traductions de ces quatrains : Khayyâm devint célèbre en Europe pour les esprits raffinés pétris d’orientalisme, et on l’associa rapidement à Hassan ibn Sabbah, à cause de la préface de Fitzgerald. Celui-ci y mentionne en effet une amitié de jeunesse qui lia Omar Khayyâm avec Hassan ibn Sabbah et Nizam al-Mulk : d’après lui, les trois hommes alors étudiants se seraient jurés de gravir les marches du pouvoir et de s’aider mutuellement.

Illustration de René Bull pour une édition des Rubiyat d'Omar Khayyâm traduite par Fitzgerald, 1913.

Illustration de René Bull pour une édition des Rubaiyat of Omar Khayyâm traduits par E. Fitzgerald, 1913.

Illustration de René Bull pour une édition des Rubiyat d'Omar Khayyâm traduite par Fitzgerald, 1913.

Illustration de René Bull pour une édition des Rubaiyat of Omar Khayyâm traduits par E. Fitzgerald, 1913.


 


 


 


 


 


 


 

Fitzgerald raconte aussi la rivalité qui se fit jour entre Hassan ibn Sabbah et Nizam al-Mulk, l’humiliation, la fuite en Egypte, et la vengeance d’Ibn Sabbah.

Jean Dytar, Le sourire des marionnettes, page 60.

Planche extraite du Sourire des marionnettes.

Planche extraite du Sourire des marionnettes.

Planche extraite du Sourire des marionnettes.

Bien que ces éminents personnages furent effectivement contemporains les uns des autres, leurs dates de naissance respectives rendent en réalité peu probable une amitié de jeunesse (que par conséquent je me suis gardé d’évoquer dans Le sourire des marionnettes). Là encore, il s’agit sans doute d’une légende bâtie a posteriori, une de plus, rapprochant artificiellement ces trois figures considérables.

L’occasion de méditer, tout de même, sur telle ou telle attitude face au pouvoir : l’engagement du réformiste, celui du révolutionnaire, ou la distance éclairée du sage (ou du fou ?). Trois attitudes face à la société des hommes, face à la liberté, face au sentiment religieux, face à la beauté, face à la violence, face à l’accomplissement de soi, face à la mort…


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Samarcande

Enfin, je terminerais ces notes par une pensée pour deux brillants romans écrits au XXe siècle qui déploient l’un et l’autre, chacun à sa façon, ces histoires devenues légendaires : Alamut  de Vladimir Bartol, et Samarcande  de Amin Maalouf.

Tous deux ont en partage une façon de faire résonner l’Iran du XIe siècle avec leur temps : l’un, slovène dans les années trente, cernés par les totalitarismes, l’autre, libanais dans les années quatre-vingt, cerné par les conflits communautaires.

Outre la poésie d’Omar Khayyâm, le récit historique des Assassins, la légende de Marco Polo, et bien sûr les miniatures persanes, je dois dire que ces deux romans ont l’un et l’autre contribué à nourrir la sombre et lumineuse rêverie qui m’a mené au Sourire des marionnettes.


Les artifices de la fiction restent, je crois, de merveilleux outils pour tenter de creuser la matière opaque qui recouvre le réel, ou pour tenter de redonner à la planéité du présent une certaine perspective…

Jean Dytar



[1] Domination occidentale sur l’empire Ottoman qui fut marquée, dès 1830, par le début des colonies françaises au Maghreb ou anglaises en Egypte, pour finir près d’un siècle plus tard, à l’issue de la Première Guerre mondiale, par l’octroi à ces deux mêmes puissances occidentales des protectorats en Syrie, au Liban, en Palestine, au cours des accords Sykes-Picot…

 

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