Extraits commentés

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Je propose de commenter quelques planches en ayant à l’esprit : l’envie de  développer quelques principes qui ont guidé ma mise en scène sur tel ou tel point, et l’envie de rendre sensible et de faire partager le dialogue que j’ai tenté d’établir tout au long de ce projet entre la bande dessinée classique franco-belge et la peinture de la Renaissance. Comme un retour aux sources…

 

Extrait n°1 : l’atelier de Bellini

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, planche 12 Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, planche 13

Sur cette scène, j’ai voulu donner le sentiment que l’atelier de Bellini est très grand. Suivant la déambulation de Tiziano, j’ai donc « déplié » le décor horizontalement en sept cases, avec une reprise à chaque fois de l’image précédente, ce qui étire artificiellement la longueur de la pièce et permet de dupliquer les personnages pour donner une impression grouillante.

Jean Dytar, Dessin préparatoire pour la Vision de Bacchus

La vierge qui pose dans la niche, une poupée grossière à la main, est à la fois une préfiguration de la Vierge à l’Enfant qui reviendra à plusieurs reprises dans l’ouvrage, et un jeu sur la représentation : est-ce une statue que ces élèves copient ou bien une « personne réelle » ? Cette ambiguïté dans l’effet de présence que peut produire la figuration – à commencer par celle des personnages dans une bande dessinée – est la problématique centrale de l’ouvrage. On la retrouve mise en scène discrètement dans la deuxième planche, avec la présence du tableau que peint Bellini : une Vierge à l’Enfant, précisément. Dans les deux dernières cases, le tableau reste immobile et n’est pas doué de vie, mais semble néanmoins assister à la confidence de Tiziano à l’oreille de Bellini.

 

Extrait n°2 : Citations de Piero della Francesca et de Jan Van Eyck

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 26

Jan Van Eyck, portrait des époux Arnolfini, National Gallery, London, 1434

Jan Van Eyck, portrait des époux Arnolfini, National Gallery, London, 1434

 

 Cette planche montre la première rencontre entre Antonello de Messine et Giovanni Bellini.

On y parle de la formation et des influences d’Antonello. Pour faire écho visuellement à deux des influences majeures d’Antonello, j’ai choisi de citer ou d’évoquer des œuvres de ces maîtres de façon plus ou moins explicite, en intégrant des éléments connus de leur œuvre dans une scène de fête vénitienne.

 

La référence la plus évidente est celle des Epoux Arnolfini de Jan Van Eyck, à l’arrière-plan de la dernière case.

 

L’évocation de Piero della Francesca est plus discrète. La case 5, en effet, est composée en m’inspirant du tableau de Piero della Francesca, la Flagellation du Christ, l’une des œuvres emblématiques de la construction d’un espace en perspective à la Renaissance. Le point de fuite est situé au même endroit, et les trois personnages au premier plan en sont les réminiscences les plus visibles.

Piero della Francesca, la flagellation du christ, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino, 1455

Piero della Francesca, la flagellation du christ, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino, 1455

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’arrière-plan, le Christ a été transformé en joueuse de luth et le bourreau en danseur ! Je ne pouvais conserver un décor aussi particulier que celui du tableau de Piero, pour les nécessités du récit et aussi par souci de lisibilité, ce qui empêche sans doute une identification évidente avec ce tableau, même pour un œil averti.

À titre anecdotique, je me suis amusé avec les trois personnages du premier plan : dans la Flagellation du Christ, leur présence reste une énigme pour les historiens de l’art. On ne sait pas qui ils représentent, et les spéculations restent ouvertes. Dans ma case, le lecteur, à ce moment de la lecture, ne connaît que Monsieur Pasqualino, vêtu de rouge. L’homme et la femme à qui il s’adresse n’ont encore été jamais vus. Ils auront pourtant un rôle majeur dans le récit…

 

Extrait n°3 : le peintre au travail

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 29

Dans cette planche je voulais montrer autant que possible le peintre au travail.

J’ai utilisé la séquence d’images pour montrer différentes étapes permettant l’élaboration d’un tableau : le dessin qui sous-tend l’image, les zones d’ombre et de lumière ainsi que la couleur progressivement disposées, jusqu’aux finitions et à ce fond très sombre qui fait ressortir l’éclat du visage par contraste…

La couche de blanc initiale permet « d’éclairer » les couleurs par en dessous grâce au jeu des glacis, ces fines strates de peinture très diluée et translucide qui permet aux couches inférieures de rester discrètement visibles.

Ce tableau, Portrait d’homme, dit Le condottiere, est bien sûr une copie qui n’a pas été réalisée avec la technique de la peinture à l’huile sur bois, initialement utilisée par Antonello de Messine (comme tous les autres tableaux représentés dans l’album). Pour réaliser cette série d’images, j’ai effectué un lavis au brou de noix, que j’ai scanné à plusieurs étapes de travail. Le format de l’image est à peine plus grand que le format de la case, ce qui est beaucoup plus petit que le tableau original que l’on peut admirer au Louvre ! Un traitement informatique des couleurs a été ensuite appliqué par transparence pour arriver au résultat final.

 

Extrait n°4 : Antonello et Bellini

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p.31Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 32

Dans cette scène, Antonello et Bellini discutent devant un grand tableau d’autel en préparation. Le dessin y est en pointillé, car il a été d’abord réalisé sur un carton préparatoire, percé ensuite de petits trous. On voit les élèves de Bellini reporter le dessin sur le panneau de bois en tapotant un sachet rempli de poudre noire sur le carton, ce qui permet à la poudre de passer à travers les trous et de se fixer sur le panneau en faisant apparaître le dessin.

Le rapport entre les figures en pointillés et les personnages en contours, modelé et couleurs, m’intéressait graphiquement.

Antonello et Bellini évoquent leur rapport respectif à la peinture, sur lequel ils tombent d’accord : c’est l’effet de présence que peut produire une image qui les intéresse avant tout.

En cela, ils sont à un point de rencontre entre les apports de la peinture la plus moderne de leur temps (une représentation mimétique qui permet de donner l’illusion de l’espace, du volume, de la lumière) et la tradition byzantine de la peinture d’icône (ces figures hiératiques et sacrées, chargées de la présence divine, regard fixé face au fidèle). Venise, à cet égard, n’est pas un lieu anodin : c’est la cité la plus imprégnée de culture byzantine de toute l’Italie.

Mais l’effet de présence d’une figure peinte est par ailleurs une question de peinture qui n’a pas d’âge. Depuis les dessinateurs rupestres jusqu’à Rembrandt, Cézanne, Giacometti, ou même un peintre abstrait comme Rothko, nombreux sont les artistes qui se sont confrontés à cette question, chacun à leur façon.

Antonello termine cette discussion par une pirouette : « Mais qu’est-ce qu’une image peut faire éprouver d’authentique si elle se contente de figurer une histoire ? »

Je voulais qu’Antonello dise cela pour souligner sa singularité en son temps. D’une certaine façon, il résiste au projet de la peinture moderne énoncée par Alberti en 1435 : « la peinture est une fenêtre ouverte sur l’historia ». En effet, la peinture d’Antonello se préoccupe peu de narration, contrairement à beaucoup de ses contemporains.

Par ailleurs, je trouvais amusant de faire tenir un tel propos à Antonello, alors qu’il n’est lui-même qu’une image au service d’un récit, celui de cette bande dessinée. C’est d’ailleurs là un des paradoxes qui m’a excité durant ce projet : tenter d’évoquer et rendre sensible la question de l’effet de présence en peinture – et non pas de la narration en peinture – avec un langage d’images éminemment narratif.

 

Extrait n°5 : San Marco

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 34 Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 35

Cette double page permet une respiration dans le récit. C’est aussi une respiration visuelle, avec des cases plus grandes et de vastes espaces représentés. La case 3, avec le pont du Rialto en bois, tel qu’il était à l’époque, est empruntée au tableau de Vittore Carpaccio, Le Miracle de la relique de la Sainte Croix. La basilique a été dessinée à partir de photographies et du tableau de Gentile Bellini, la procession du reliquaire de la Croix sur la place Saint Marc. Plus de détails sur ces reconstitutions sont lisibles ici et ici.

De nombreux arcs de cercle se font écho au fil des cases, tissant un jeu d’échos formels qui permet au regard de circuler de case en case ou à l’intérieur d’une même case. A contrario, la forme rectangulaire du pont du Rialto répond à la raideur du campanile, l’une et l’autre permettant également au regard de glisser d’une case à l’autre.

La deuxième planche se termine par une image représentant une mosaïque byzantine à l’effigie de Jésus. Je voulais jouer avec l’image qui suit lorsqu’on tourne la page : une représentation de Jésus, là aussi, mais très différente…

 

Extrait n°6 : l’Incarnation

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 36

La voici. Par contraste, je voulais mettre en évidence la nouveauté de la peinture d’Antonello par rapport à une tradition byzantine figée dans des formules stéréotypées.

Soudain, l’image de Jésus est traitée comme un portrait, avec une lumière traversante qui donne du modelé au corps sur un fond sombre qui le fait ressortir. Nulle trace d’or ni d’auréole symbolisant le Saint Esprit. La frontalité du regard porté sur le spectateur hérite certes de l’icône byzantine, mais les effets de réalité produits par cette peinture confèrent au visage du Christ une charge émotionnelle nouvelle.

La notion même d’Incarnation prend une dimension quasi charnelle autant que symbolique. La dimension humaine du Christ interpelle ainsi le fidèle d’une façon nouvelle : l’image reste un support de prière, mais la relation au divin se fait désormais plus empathique et plus intime. Le Christ s’est mis à hauteur d’homme, et c’est depuis un point de vue d’homme qu’il est représenté.

Comme l’a relevé Daniel Arasse, l’un des rôles de la nouvelle fonction rhétorique des images qui s’inaugure à la Renaissance est de convaincre et d’émouvoir le spectateur.

Mais la peinture d’Antonello s’inscrit dans ce rôle d’une façon singulière : elle limite au plus haut point la dimension narrative, édifiante, de l’image. On ne voit pratiquement aucun décor : une forme cylindrique au dessus de sa tête suggère simplement que Jésus a les mains liés dans le dos à une colonne, et permet de situer la scène dans le temps du récit biblique : celui de la flagellation. Mais ce sont surtout la couronne d’épines et l’expression du visage de Jésus qui renseignent le fidèle sur ce moment de souffrance et d’humiliation. Pas d’autre personnage, pas d’action montrée (contrairement au tableau de Piero della Francesca sur le même sujet évoqué dans l’extrait n°2) mais un cadrage resserré, pour entretenir un face à face intense avec le spectateur.

La peinture religieuse d’Antonello n’est donc pas un véhicule très efficace pour l’instruction des croyants, mais se révèle en revanche un support de prière particulièrement bouleversant – et qui peut le rester a posteriori , je crois, d’un point de vue esthétique et non religieux…

 

Extrait n°7 : la colère d’Antonello

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 53

J’ai essayé de créer une tension particulière entre la première et la deuxième case de cette planche.

Dans la première case, on est partie prenante de la colère d’Antonello contre son fils Jacobello : le regard du personnage s’adresse au lecteur autant qu’à son fils et le cadrage rapproché en légère contre-plongée assure à Antonello une position de domination.

Dans la deuxième case, du temps s’est écoulé et l’on voit le fils effondré. L’image paraît figée dans une éternité, tandis que la précédente semblait très fugitive, avec ces quelques mots : « C’est compris ? »

La durée est matérialisée, je crois, par la taille allongée de la case, par l’absence de texte, par le cadrage plus éloigné, mais aussi par la situation de Jacobello, tout en bas à droite de l’image. Cela oblige le regard du lecteur à parcourir l’ensemble de l’image jusqu’au bout pour atteindre le sujet d’attention et éprouver l’émotion du personnage. Du fait de sa situation dans l’image et de son attitude, il peut sembler écrasé par l’espace, le poids du silence qui étouffe ses sanglots. Il est aussi éloigné que possible de son père, que l’on voit dans la case précédente, de façon à traduire la distance irrémédiable qui s’est opérée entre eux.

A contrario, les six cases suivantes fonctionnent sur le principe d’un « gaufrier » avec un cadrage unique, marqué par des dialogues et des temps de pause. Le cadrage resserré sur le lit ne dévoile rien du reste de la chambre supposée : le lieu se suffit à un lit. Un lieu intime et doux, propice aux confidences chuchotées.

Ce dispositif séquentiel répétitif me semble accentuer l’effet dramatique de la première bande. En concevant cette planche, je pensais à la vision globale qu’elle pouvait procurer, avant même d’en lire le détail. J’avais aussi en tête, même si cela peut paraître très éloigné, la façade du Palais des Doges, avec ses deux niveaux inférieurs marqués par une répétition de formes resserrées, et l’étage supérieur plus massif et épuré !

Palazzo_Ducale_Zoom_Aria

 

Extrait n°8 : la durée

En d’autres occasions, j’ai aimé jouer sur l’horizontalité, le vide, tenter de donner de la durée ou du silence dans certaines cases, obliger le regard du spectateur à parcourir le maximum d’espace dans l’image…

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 10 Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 89

 

Extrait n°9 : un montage de citations visuelles

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p.113

Cette case toute en longueur également est un peu particulière : elle est constituée de nombreuses citations.

La plus évidente est à l’arrière-plan : les femmes et le décor sont issus de la Vénus d’Urbino de Tiziano Vecellio, dit Titien. Ce peintre est d’ailleurs le personnage qui arrive dans la pièce et demande où se trouve Giorgio.

Tiziano Vecellio (dit Titien), Vénus d'Urbino, Galerie des Offices de Florence, 1538

Tiziano Vecellio (dit Titien), Vénus d’Urbino, Galerie des Offices de Florence, 1538

 

 

Je voulais citer quelque part ce tableau fameux (bien qu’anachroniquement puisque Titien ne peindra la Vénus d’Urbino qu’une trentaine d’années après ce moment du récit) parce qu’il est le prototype de la tradition picturale des nus allongés dans la peinture occidentale, et que ce sujet de peinture, ainsi que ses antécédents ou variations, est au cœur de La Vision de Bacchus (voir ici).

Marcantonio Raimondi d'après Giulio Romano, illustration des "Sonnets luxurieux" de Pietro Arétino, 1524-25

Marcantonio Raimondi d’après Giulio Romano, illustration des « Sonnets luxurieux » de Pietro Arétino, 1524-25

 

 

 

Je me suis amusé à glisser d’autres clins d’oeil picturaux dans cette image : au premier plan à gauche, le couple plutôt impudique situé dans l’ombre est repris d’une gravure de Marcantonio Raimondi d’après un dessin de Giulio Romano illustrant les Sonnets Luxurieux, des poèmes pornographiques écrits par l’Arétin, un ami de Titien, en 1525.

 

Giorgione, L'hommage à un poète, 16e siècle, National Gallery, Londres

Giorgione, L’hommage à un poète, 16e siècle, National Gallery, Londres

Giorgione, Double portrait, 16e siècle, Museo Nazionale di Castel Sant'Angelo, Roma

Giorgione, Double portrait, 16e siècle, Museo Nazionale di Castel Sant’Angelo, Roma

 

 

 

Le personnage de Giorgio (Giorgione), jouant du luth, est issu d’un tableau de jeunesse attribué à Giorgione, L’hommage à un poète.

Le personnage quelque peu mélancolique qui regarde dans le vague non loin de la pianiste est tiré de Double portrait, un autre tableau attribué à Giorgione.

 

 

 

Quant à  la pianiste, elle est inspirée d’un détail à l’arrière-plan d’un tableau de Lambert Sustris, Vénus couchée, tableau lui-même fortement inspiré par la Vénus d’Urbino.

Lambert Sustris, Vénus couchée, 1538-43, Amsterdam, Rijksmuseum

Lambert Sustris, Vénus couchée, 1538-43, Amsterdam, Rijksmuseum

 

Extrait n°10 : quelques autres citations

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus Dans cette case, la position du corps de Jacobello, le jeune homme qui se précipite au chevet de son père, est inspirée par la position de St Jean devant le Christ mort peint par Giotto à la chapelle Scrovegni, à Padoue, entre 1304 et 1306.

Giotto a été le grand précurseur de la peinture de la Renaissance : le premier, entre autres innovations, à animer ses figures d’une expressivité singulière.

Giotto, no. 36 Scènes de la vie du Christ, 20. Lamentation,  1304-06, détail d'une fresque à la chapelle Scrovegni à Padoue

Giotto, no. 36 Scènes de la vie du Christ, 20. Lamentation, 1304-06, détail d’une fresque à la chapelle Scrovegni à Padoue

 

 

 

 Il préfigurait ce que Alberti énoncera un siècle plus tard, en 1435 : « L’histoire touchera les âmes des spectateurs lorsque les hommes qui y sont peints manifesteront très visiblement le mouvement de leur âme. (…) Mais ces mouvements de l’âme sont révélés par les mouvements du corps. »

 

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus

 

 On voit par là que la question de traduire les mouvements de l’âme en peinture a agité les artistes bien avant la période romantique.

 

Or, une fois n’est pas coutume, c’est dans la peinture romantique d’Arnold Böcklin que je suis allé puiser pour concevoir l’arrière-plan d’une autre scène funèbre : Villa au bord de la mer, vers 1877.

Arnold Böcklin, Villa au bord de la mer, 1978, Winterthur, Kunstmuseum

Arnold Böcklin, Villa au bord de la mer, 1978, Winterthur, Kunstmuseum

 

 

 

 

 

Je voulais un décor chargé de l’atmosphère mélancolique, crépusculaire et grandiose de L’île des Morts, le célèbre tableau de Böcklin. Cependant je souhaitais aussi que l’on ne soit pas trop déconnecté de la réalité présumée : or le décor de L’île des Morts était trop irréaliste. Celui de la Villa au bord de la mer me convenait, et présentait l’avantage de se rapprocher de l’ambiance du cimetière de l’île San Michele, à Venise.

 

Par ailleurs, au premier plan, j’ai glissé un discret clin d’œil au Christ mort de Mantegna (qui était soit dit en passant le beau-frère de Giovanni Bellini, l’un des personnages présents dans le groupe de personnages en deuil)…

Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort, 1490, Pinacoteca di Brera, Milan

Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort, 1490, Pinacoteca di Brera, Milan

 

Extrait n°11 : les états d’âme

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p.86

J’ai eu à l’esprit cette façon qu’avaient les peintres romantiques de faire se déployer un état d’âme dans tous les aspects de leur composition, et pas seulement dans les attitudes des personnages, lorsque j’ai notamment dessiné les deux premières cases de cette planche.

Les deux personnages réagissent différemment à une même nouvelle : l’un est soulagé tandis que l’autre est fort contrarié.

Dans la première case, la position détendue et songeuse du personnage s’accompagne de formes courbes ou molles, celles du carton disposé contre le mur ou celles des arcs que l’on trouve dans le décor. Par ailleurs la lumière nocturne se diffuse par la fenêtre qui prend une grande place dans l’image et fait contrepoint au personnage situé en bas à gauche de l’image : ainsi le regard peut circuler de gauche à droite en s’élevant vers la lumière, avant de rejoindre la bulle de la case suivante, où le regard peut poursuivre son trajet, mais cette fois-ci en retombant.

La deuxième case est faite de lignes heurtées, d’angles : la position du personnage est plus tendue, recroquevillée et quelque peu vrillée. Les lignes de la porte, de la table au premier plan, de la partie haute sur la seconde table ou de l’angle du banc forment des angles parfois aigus. Les fenêtres, enfin, d’où se diffuse également une lumière nocturne, sont des lignes verticales qui strient l’espace droit de l’image de façon plus stridente que la paisible fenêtre de l’image précédente.

Le reste de la planche, qui montre d’autres réactions à cette même nouvelle, joue essentiellement sur des questions de rythme, de ponctuation… Cette planche a un rôle de respiration dans le récit, après quelques enchaînements qui se sont bousculés et avant qu’il ne soit relancé.

 

Extrait n°12 : la naissance de Giorgio

Jean Dytar, extrait de la Vision de Bacchus, p. 87

La première case de cette planche montre le lieu de naissance que je prête à Giorgione, qui est aussi – et d’abord – l’arrière-plan de son ultime tableau, Vénus endormie

Giorgione, Vénus endormie, Gemäldegalerie de Dresde, 1510

Giorgione, Vénus endormie, Gemäldegalerie de Dresde, 1510

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La deuxième case représentant Anna avec son bébé s’inspire d’un tableau de Mantegna : la Vierge à l’Enfant, 1465-1470.

Andrea Mantegna, Vierge à l'enfant endormi, Staatliche Museen, Berlin, 1465-70

Andrea Mantegna, Vierge à l’enfant endormi, Staatliche Museen, Berlin, 1465-70

Je trouve ce tableau particulièrement tendre, tant dans la façon dont la mère pose sa tête contre celle de son enfant que dans la position des mains. Le tissu qui entoure les figures semble les maintenir dans un cocon. C’est pour moi une des images les plus sensibles de la maternité.

Par ailleurs, à la case 3, la carte du monde disposée sur le mur du fond, me fait penser à une échographie. Elle est inspirée de cartes de Ptolémée. Outre cette association d’idée totalement anachronique qui peut paraître curieuse, j’ai choisi de l’inscrire dans mon décor pour plusieurs raisons. D’abord parce que le personnage de Barbarelli est un riche banquier d’envergure internationale. Il a donc besoin d’avoir une représentation la plus large du monde (à noter qu’on n’avait pas encore découvert l’Amérique à l’époque).

Ptolemee Parisianus latinus, 1482

Ptolemee Parisianus latinus, 1482, Paris, © BNF

 

 

 

 

De plus, une de mes sources picturales pour concevoir mes intérieurs a été Vermeer de Delft. Or Vermeer peignait fréquemment des cartes à l’arrière-plan de ses décors.

 

 Curieusement, même si Vermeer est postérieur de plus d’un siècle et demi à cette histoire et à ces peintres, son merveilleux traitement de la lumière et de l’espace me paraît hériter de la peinture vénitienne. Je me suis d’ailleurs autant nourri des intérieurs vénitiens du XVe siècle que des intérieurs hollandais du XVIIe siècle pour créer les lieux et les ambiances de La Vision de Bacchus. On en reparle un peu ici.

Johannes Vermeer, l'Art de la peinture, 1665-67, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Johannes Vermeer, l’Art de la peinture, 1665-67, Kunsthistorisches Museum, Vienne

 

Extrait n°13 : entre bande dessinée et polyptyque

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 108 Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 109

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 110 Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 111

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces quatre planches, comme on peut le voir, ont été conçues selon un dispositif particulier : autour d’une image centrale, quatre strips de trois cases s’organisent horizontalement ou verticalement.

Cette séquence répond à une nécessité particulière. En quatre planches, je devais raconter une série de choses qui devaient se dérouler sur plusieurs années. J’ai choisi de les organiser autour de quatre portraits d’Anna, à des âges différents. Ces portraits forment donc en tant que tels une séquence qui file sur quatre pages.

En les réalisant, j’avais d’abord en tête les portraits sur fond noir d’Antonello, mais aussi les séries d’autoportraits peints par Rembrandt au fil de sa vie, ou bien les autoportraits photographiques et plus largement l’œuvre entière de Roman Opalka, qui est une vertigineuse méditation sur le temps qui passe.

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1629, Alte Pinakothek, Munich

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1629, Alte Pinakothek, Munich

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1669, National Gallery, London

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1669, National Gallery, London

Roman Opalka, Autoportraits, 1965-2013

Roman Opalka, Autoportraits, 1965-2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quatre petites séquences autonomes, de trois cases chacune, encadrent donc chaque portrait comme si elles gravitaient autour d’Anna, évoquant de quoi est faite la vie de cette femme – même si ce qui la concerne apparaît seulement dans les strips verticaux, on peut penser qu’elle vit par procuration l’épanouissement de son fils, que l’on suit dans les strips horizontaux.

Ce cadre fait d’images multiples constitue aussi une sorte de clin d’oeil aux retables anciens, dont les images qui entouraient le panneau central racontaient des récits secondaires relatifs au sujet principal.

 

Guido di Graziano, Retable de saint Pierre, 1280, or et détrempe sur bois, Sienne, Pinacothèque

Guido di Graziano, Retable de saint Pierre, 1280, or et détrempe sur bois, Sienne, Pinacothèque

 

On a d’ailleurs souvent considéré le retable, tableau d’autel apparu à la fin du Moyen Age, comme un ancêtre de la bande dessinée. Cependant le principe d’organisation des images composites médiévales (c’est le cas aussi pour les vitraux ou certaines fresques) n’a pas grand chose à voir avec l’organisation d’une séquence de bande dessinée, même si ces images se succèdent souvent selon une logique chronologique. Il s’agissait, comme l’a montré Daniel Arasse, avant tout d’un dispositif qui servait à fixer la mémoire d’un événement et à la situer dans une chaîne d’autres événements, lesquels étaient déjà connus par les spectateurs puisqu’il s’agissait le plus souvent des épisodes bibliques.

Ce qui change progressivement dans l’usage et la fonction des images à la Renaissance, c’est qu’elles deviennent progressivement rhétoriques, c’est à dire qu’elles doivent par elles-mêmes se montrer capable de convaincre, d’instruire et d’émouvoir le spectateur, sans dépendre nécessairement de la connaissance préalable d’un texte. Cette modification va de pair avec l’unification de l’espace de la représentation. Des règles que l’on retrouvera aussi au théâtre deviennent alors progressivement de mise dans la peinture de la Renaissance : unité de temps, de lieu et d’action – les tableaux d’autel de Bellini et d’Antonello visibles ci-dessous et dont on parle davantage ici sont ainsi des exemples de cette unification de l’espace par rapport aux retables plus anciens.

Jean Dytar, extrait de La Vision de Bacchus, p. 110

Giovanni Bellini, Triptyque des Frari, 1488, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise

Giovanni Bellini, Triptyque des Frari, 1488, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise

 

 

Même lorsque Bellini conserve la forme du polyptyque, on voit bien que l’espace est unifié. Les séparations marquées par le cadre sont intégrées dans un espace architecturé commun aux trois parties. Car la fonction rhétorique des images s’accompagne d’une volonté d’imiter la vie, de produire des effets de réalité qui renouvellent en profondeur le langage de la peinture.

 

Andrea Mantegna, mur de la Chambre des époux, fresque, palais ducal de Mantoue, 1465

Andrea Mantegna, mur de la Chambre des époux, fresque, palais ducal de Mantoue, 1465

 

 

Comme je l’ai déjà évoqué, il me semble que Giovanni Bellini, à l’instar d’Antonello de Messine, s’intéressait moins à la narration engendrée par ses images que par l’effet émotionnel qu’elles pouvaient susciter (dans une perspective le plus souvent dévotionnelle).

Ce n’était pas le cas de son beau-frère Mantegna, dont les fresques de la Chambre des Epoux témoignent entre autres d’une façon admirable d’animer des figures dans un espace et de faire circuler le regard dans une intention narrative. Une grande leçon de mise en scène dont j’ai tenté à ma mesure de me nourrir.

En fin de compte, les principes de l’image rhétorique qui s’inaugurent à la Renaissance sont aussi aux fondements de la fonction des images dans une bande dessinée. A ceci près que, en bande dessinée, le principe de la mise en séquence de ces images rhétoriques renoue curieusement avec le dispositif d’images multiples de la peinture médiévale…

 

Cette séquence de quatre planches, avec ses strips horizontaux ou verticaux autour d’une figure centrale, si elle reste bien de la bande dessinée, obéit à une logique de compartimentage qui n’est pas étrangère aux dispositifs d’images médiévaux. On peut lire uniquement les strips horizontaux sur quatre pages, puis les strips verticaux du côté gauche indépendamment des strips verticaux du côté droit, par exemple… comme on peut lire les épisodes de l’Ancien Testament indépendamment de ceux du Nouveau Testament ou du registre des Vices et des Vertus dans cet immense polyptyque peint par Giotto sur les murs de la chapelle Scrovegni !

Giotto, fresques de la chapelle Scrovegni, 1304-06, Padoue

Giotto, fresques de la chapelle Scrovegni, 1304-06, Padoue

Giotto, fresques de la chapelle Scrovegni, 1304-06, Padoue

Giotto, détail des fresques de la chapelle Scrovegni, 1304-06, Padoue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour que l’ensemble ne soit pas trop indigeste, j’ai choisi de rendre les scènes de ces quatre pages muettes. Cela confère une durée plus suggestive que lorsque le rythme de lecture dépend du texte : chaque lecteur prendra ici le temps qu’il voudra et lira les scènes dans l’ordre qu’il préfèrera.

Enfin je crois que l’absence de texte et la dimension du portrait et de son encadrement situent les images de ces quatre planches dans un rapport particulièrement ambigu avec la question du tableau.

A vrai dire, ce rapport ambigu court tout au long de l’ouvrage, il me semble. C’était même un des enjeux majeurs de ce projet que de frotter la case de bande dessinée à la peinture, en essayant de ne pas tomber dans le piège de la confusion, de « l’effet tableau ».

On ne contemple pas une case de bande dessinée, on la lit. Elle nous entraîne vers la suivante et c’est ainsi que, de case en case, la séquence d’images nous raconte une histoire. À cause de cela, une case de bande dessinée doit avoir une forme d’incomplétude qui ne la rend jamais tout à fait suffisante en tant qu’image. En revanche, on contemple un tableau. Il doit capter notre regard, nous entraîner en lui. C’est une image, et c’est aussi une matérialité, qui doit faire en sorte qu’on ne l’épuise pas du regard. Ce qui est incomplet n’est pas l’image, mais notre capacité à en faire le tour, comme nous serions incapable d’atteindre le mystère d’un être vivant qui se dresserait face à nous silencieusement.

Marina Abramovic, The Artist is present, MoMA, 2010

Marina Abramovic, The Artist is present, © MoMA, 2010

Voilà pourquoi la question essentielle de la peinture, selon moi, est cette notion de présence. Une présence énigmatique. Et si la peinture de la Renaissance italienne se fonde sur l’idée qu’elle est « une fenêtre ouverte sur l’historia », je crois pour ma part que l’historia que l’on contemple à travers une fenêtre n’est pas, au fond, le vrai problème du peintre mais plutôt celui… de l’auteur de bande dessinée !

 

(Les tableaux anciens reproduits sont ©Web Gallery of Art)

 

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