Tableaux reconstitués

Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san zanipolo Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san cassiano Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san giobbe

Le récit évoque la compétition entre Giovanni Bellini et Antonello de Messine autour de la réalisation de commandes prestigieuses destinées à orner les autels de plusieurs églises. Le sujet commandé était toujours à peu près le même : une Vierge à l’Enfant entourée de saints. Dans l’ordre ici, les versions successives de : Giovanni Bellini (1474-75), Antonello de Messine (1475-76), Giovanni Bellini (1478-80).

Le premier tableau d’autel peint par Giovanni Bellini pour l’église Santi Giovanni e Paolo vers 1474-75 ainsi que le tableau d’autel peint par Antonello de Messine pour l’église San Cassiano en 1475-76 ont posé des difficultés de reconstitution dans la mesure où le premier a entièrement disparu dans un incendie au XIXe siècle et que le second a été découpé en cinq morceaux au XVIIe siècle.

Francesco Zanotto, gravure représentant le tableau d'autel disparu de Giovanni Bellini pour l'église San Giovanni e Paolo, XIXe siècle

Francesco Zanotto, gravure représentant le tableau d’autel disparu de Giovanni Bellini pour l’église Santi Giovanni e Paolo, XIXe siècle

 

Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san zanipolo

 Le premier des grands tableaux d’autel de Bellini n’est donc plus connu de nous et ne figure par conséquent dans aucun livre consacré à ce peintre, bien que son impact fut grand à l’époque.

Mon travail a surtout consisté à reconstituer les couleurs et à imaginer les effets de lumière, car il existe une gravure de Francesco Zanotto, réalisée avant la destruction du tableau, qui en dévoile le dessin.

J’ai donc choisi les couleurs des vêtements à partir des conventions en usage dans la peinture religieuse de l’époque pour représenter tel ou tel saint. Ici sont visibles autour de la Vierge et l’enfant Saint Jérôme, Saint Dominique, Sainte Catherine et Sainte Ursule…

 

J’ai également réintégré ce tableau dans son encadrement originel toujours visible dans l’église Santi Giovanni e Paolo.

 

 

En ce qui concerne le tableau d’autel peint par Antonello de Messine en 1475-76 pour l’église San Cassiano, il ne reste de lui que le fragment central, exposé au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

Antonello de Messine, Vierge à l'enfant entourée de saints, pala de San Cassiano, 1475-76

Antonello de Messine, Vierge à l’enfant entourée de saints, pala de San Cassiano, Kunsthistorisches Museum de Vienne, 1475-76

Je me suis basé à l’origine sur une reconstitution réalisée par Wilde communément admise depuis le début du XXe siècle.

Wilde, reconstitution du retable de San Cassiano d'Antonello de Messine, début XXe siècle

Wilde, reconstitution du retable de San Cassiano d’Antonello de Messine, début XXe siècle

Cima da Conegliano, Vierge à l'Enfant entourée de Saints, 1492-93, Duomo de Conegliano

Cima da Conegliano, Vierge à l’Enfant entourée de Saints, 1492-93, Duomo de Conegliano

 

 

Il s’inspirait, pour la forme de la voûte et du dôme qui surplombent les personnages, d’un tableau d’autel de Cima da Conegliano datant de 1492-93, un peintre vénitien fortement influencé par Antonello.

 

D’autres tableaux, des copies fragmentaires, ont permis de connaître assez précisément la disposition des figures autour du groupe principal. Une incertitude demeure quant à la présence ou non d’anges devant le trône de la Vierge : aucune trace de ces anges n’a été repérée sur aucun document, même si la plupart des autres tableaux d’autel de ce type en représente.

 

 

 

Mais Mauro Lucco, historien de l’art parmi les meilleurs spécialistes du peintre, a remis en question cette reconstitution dans une imposante monographie parue alors que j’étais en cours de travail, (Antonello de Messine, Hazan, 2011). S’il accréditait bien la disposition des figures, il estimait que le décor était trop hardi pour Antonello, au moment où il l’a peint, c’est-à-dire vingt ans avant celui de Cima da Conegliano, et supposait un espace plus proche du tableau disparu de Bellini, bien que plus ample.

J’ai pris contact avec Mauro Lucco, à tout hasard, pour en savoir davantage et lui faire part de mes recherches. Il m’a répondu et m’a aimablement suggéré des indications pour me permettre de réaliser une nouvelle reconstitution conforme à son hypothèse. Je n’aurais jamais imaginé que ce travail à partir des tableaux anciens m’emmènerait si loin  ! Et c’est ainsi que nous avons collaboré pour arriver à un nouveau résultat. Je tiens à le remercier chaleureusement pour cette expérience passionnante.

Voici quelques unes des étapes préparatoires qui se sont affinées au fur et à mesure. Mon point de départ était d’imaginer une architecture qui serait une proposition intermédiaire entre la première version de Bellini et sa seconde. Mauro Lucco m’a progressivement recentré sur quelque chose de plus simple.

10-512 Dytar San cassiano - version113 Dytar San cassiano - version 214 Reconstitution Cassiano Dytar-juin 2012 (avec cordon)

Et voici quelques croquis visant à chercher les lignes de force supposées de la composition, ou à imaginer l’espace selon d’autres points de vue, plan ou vue en perspective.

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Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san cassiano

 

 

Le résultat serait donc à ce jour la reconstitution la plus plausible de ce tableau important d’Antonello. Important dans la carrière brève du peintre, puisqu’il s’agit de sa commande la plus prestigieuse, mais aussi important de part son influence : ce tableau est aussitôt devenu une référence pour les peintres du temps, à commencer par Giovanni Bellini qui a certainement dû admettre qu’Antonello avait réussi à créer un espace plus aéré, avec une synthèse formelle harmonieuse et une lumière dorée qui se diffuse subtilement sur le groupe de figures.

Vasari, près d’un siècle plus tard, écrit à propos d’Antonello de Messine : « Il déploya tout son savoir dans un tableau qu’il exécuta pour l’église San Cassano. Les figures de cette composition, d’une beauté remarquable et d’un dessin correct, furent couvertes d’éloge. »

 

 

 

Je montre également un troisième tableau d’autel, dans la continuité de ces deux-là, peint de nouveau par Giovanni Bellini pour l’église San Giobbe en 1478-80 : sa réponse, en quelque sorte, au tableau d’autel de San Cassiano peint par Antonello quelques années plus tôt.

Giovanni Bellini, Vierge à l'enfant entourée de saints, pala de San Giobbe, 1487, Gallerie dell'Academia, Venise

Giovanni Bellini, Vierge à l’enfant entourée de saints, pala de San Giobbe, 1487, Gallerie dell’Academia, Venise

Jean Dytar, Vision de Bacchus, retable san giobbeLe retable de San Giobbe n’est plus visible dans son lieu et son encadrement d’origine, mais se trouve aujourd’hui exposé à la Gallerie dell’Accademia de Venise. Il fait partie des œuvres majeures que nous connaissons de Giovanni Bellini.

Je me suis contenté de le remettre dans son emplacement originel, ce qui permet de se rendre compte de l’effet illusionniste de profondeur recherché par le peintre. En effet, l’encadrement en pierre – conçu par ses soins – se prolonge naturellement avec la voûte en berceau peinte. Celle-ci est très visible, marquée par une forte perspective avec un point de fuite placé très bas qui confère une grande majesté aux figures et diffuse une impression de rayonnement jaillissant de la Vierge et l’Enfant. Les figures y paraissent encore plus animées que celles du tableau d’Antonello.

 

(Les tableaux reproduits sont ©Web Gallery of Art)

 

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