Extensions et retentissement

 

En quelques années, la secte ismaélienne nizârite essaima dans une vaste région. Différentes forteresses furent conquises et acquises à la cause, en Iran ou en Asie centrale, mais aussi plus tard en Syrie. Hassan ibn Sabbah dirigeait à distance les opérations et nommait les chefs de ces forteresses, qui organisaient un pouvoir semblable à celui qu’il avait installé à Alamut. Bientôt de nouveaux assassinats eurent lieu. Le pouvoir turc répliqua en faisant le siège d’Alamut, et d’autres châteaux, mais rien n’y fit : les Assassins parvenaient toujours à opérer, et les forteresses restèrent souvent imprenables.

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C’est autour d’Alep puis de Damas, en Syrie, que s’implanta une des branches les plus actives de la secte persane une trentaine d’années après la fondation d’Alamut.

Hassan ibn Sabbah mourut en 1124.

Ses successeurs dirigèrent toujours autant que possible les opérations extérieures depuis Alamut. Mais concrètement, la distance était telle que la branche syrienne des ismaéliens nizârites se déployait de façon plus ou moins autonome, au gré des opportunités. Plusieurs châteaux furent conquis par les armes ou obtenus par divers stratagèmes et alliances de circonstance. Depuis ces refuges, la secte parvint à poursuivre l’effritement de l’empire Seldjoukide, à atteindre les représentants du calife sunnite de Bagdad, et tenta aussi d’affaiblir, sinon de détruire, le califat Fatimide honni en Egypte. Elle fut parfois défaite, mais sut toujours se recomposer. Elle effraya et fascina bientôt tout autant que la branche originelle d’Alamut.

Rachid al-Dîn Sînan, (1132 ou 35-1193)

Râchid al-Din Sinân, (1132/1135-1193), miniature anonyme.

 

L’un des dirigeants de la secte ismaélienne de Syrie, Sinân, connu aussi sous le nom de Râchid al-Din, devint célèbre sous le nom du Vieux de la Montagne.

Il régna à partir de 1162 et pendant près de trente ans. Depuis le château de Masyâf, il étendit le territoire sous influence nizârite, prit et consolida d’autres forteresses, en fit même bâtir de nouvelles. Il fut le premier et sans doute le seul chef suprême ismaélien de Syrie à se détacher complètement de la tutelle d’Alamut.

 

Il y aurait beaucoup à dire sur les activités de la branche syrienne des ismaéliens, et sur Sinân en particulier, dont le charisme et le sens stratégique rivalisaient avec ceux d’Hassan ibn Sabbah.

Contentons-nous d’en esquisser ici quelques traits schématiques : Sinân s’engagea dans des jeux de conflits ou d’alliance complexes, tantôt vis-à-vis des Croisés, tantôt vis-à-vis des sunnites, et notamment de Salâh al-Din (mieux connu sous le nom latinisé de Saladin), qui était en train de devenir le héros du camp sunnite dans la lutte contre l’envahisseur chrétien. Saladin échappa d’ailleurs à plusieurs reprises aux poignards des ismaéliens.

A cette époque, les premiers Croisés avaient en effet pris pied en Terre Sainte et fondé quatre Etats latins à Antioche, Edesse, Tripoli et Jérusalem. Pendant longtemps, les cibles principales des Assassins étaient sunnites et, malgré quelques conflits précoces avec des chefs de guerre chrétiens, Francs et Assassins se tenaient plutôt à distance. Ils eurent même parfois l’occasion de s’allier contre des ennemis communs.

Mais en 1192, l’assassinat retentissant du marquis Conrad de Montferrat, alors roi du royaume latin de Jérusalem, ébranla les Croisés. On ne sait du reste si les Assassins s’étaient pour l’occasion alliés au roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion, que ce marquis dérangeait, ou à Saladin (qui aurait aussi envisagé de faire assassiner le roi anglais)… Ce fut néanmoins le premier assassinat par les ismaéliens d’un seigneur chrétien, qui fut suivi par d’autres.

Richard de Montbaston, La bataille d'Antioche (1098), miniature illustrant les Chroniques de Guillaume de Tyr, 1337, folio 43, BNF.

Richard de Montbaston, La bataille d’Antioche (1098), miniature illustrant l’Historia de Guillaume de Tyr, 1337, folio 43, BNF.

L’existence des Assassins était déjà connue et relatée par plusieurs chroniqueurs chrétiens, dès 1175. Mais l’assassinat du roi de Jérusalem frappa véritablement les esprits dans toute l’Europe, où l’on fut sidéré par le mode opératoire du Vieux de la Montagne et de ses adeptes. Guillaume de Tyr en parle en ces termes :

« Le lien de soumission qui unit ces gens à leur chef est si fort qu’il n’y a pas de tâche si ardue, difficile ou dangereuse que l’un d’entre eux n’accepte d’entreprendre avec le plus grand zèle, à peine leur chef le leur a-t-il ordonné. S’il existe, par exemple, un prince que ce peuple hait, ou dont il se défie, le chef donne un poignard à un ou plusieurs de ses affidés. Et quiconque a reçu l’ordre d’une mission l’exécute sur-le-champ, sans considérer les conséquences de son acte ou la possibilité d’y échapper. Empressé d’accomplir sa tâche, il peine et s’acharne aussi longtemps qu’il faut jusqu’à ce que la chance lui donne l’occasion d’exécuter les ordres de son chef. Nos gens comme les sarrasins les appellent assissini ; l’origine de ce nom nous est inconnue [1]».

Pour plus de détails sur les premières recensions des Assassins par les Croisés, notamment suite à l’assassinat du marquis de Montferrat, on pourra se référer à un excellent article de Catherine Croizet-Naquet intitulé « Légende ou histoire ? Les assassins dans l’Estoire de guerre sainte d’Ambroise et dans la Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier« .


[1] Guillaume de Tyr, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, XX, p. 31, in J.P. Migne, Patrologia, CCI, 1903, pp. 810-811.

 

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