L’ismaélisme

 

Aussi improbable que cela puisse paraître au premier abord, c’est dans la doctrine religieuse sur laquelle s’est appuyé Hassan ibn Sabbah que l’on trouvera les premiers germes qui mèneront à l’édification de cette légende des jardins : l’ismaélisme nizârite, apparenté à la branche chiite de l’islam.

Pour situer en quelques mots ce courant, il faut d’abord rappeler la ligne de fracture qui divisa le monde musulman en sunnites et chiites. Après la mort du Prophète Mohammed en 632, certains proches du Prophète se sont emparés du pouvoir et ont instauré le califat. Abu Bakr fut le premier : il mourut deux ans plus tard et fut suivi par deux autres compagnons du Prophète, Omar qui régna dix ans, et Uthman qui régna douze ans. Ces premiers califes sont aussitôt devenus, à l’instar de leur maître, des chefs de guerre autant que des chefs spirituels, et ont initié les premières grandes conquêtes arabes qui ont permis à l’islam de se propager en quelques années depuis l’Arabie jusqu’aux confins de l’Iran, en Irak, en Syrie, en Palestine, en Egypte… Les partisans de ces califes seront plus tard appelés sunnites.

Bataille entre le premier calife Omeyyade Muawiya et le calife Ali en 657, la bataille de Siffin , illustration persane safavide 1516.

Bataille entre le premier calife Omeyyade Muawiya et le calife Ali en 657, la bataille de Siffin , illustration persane safavide 1516.

Mais, suite à la mort du Prophète, d’autres croyants avaient considéré que le premier calife Abu Bakr et les siens avaient usurpé leur pouvoir. Ils estimaient que l’héritier légitime, et choisi par Mohammed lui-même, devait être Ali, son gendre et cousin.

Après la mort du troisième calife, les partisans d’Ali[1] eurent enfin gain de cause : Ali devint le quatrième calife. Mais il mourut à son tour quelques années plus tard, en 661, assassiné comme ses deux prédécesseurs. Pour ses fidèles, le successeur d’Ali devait être son fils, Hussein, petit-fils du Prophète. Or, ce n’est pas ainsi que l’entendaient les partisans des premiers califes. Un certain Mu’awiyya, qui avait déjà combattu Ali, écarta Hussein et prit le pouvoir, fondant la dynastie des Omeyyades. Hussein parvint néanmoins à lever une armée et engagea un combat mémorable et tragique contre les Omeyyades, à Kerbala, au cours duquel lui et son armée furent massacrés…

Cette guerre de succession marqua pour la première fois une claire séparation entre les sunnites et les chiites[2].

Par la suite, les chiites se sont réfugiés dans la clandestinité, pourchassés par les califes sunnites. La dynastie des Omeyyades dura presqu’un siècle et vit la conquête arabe se poursuivre jusqu’en Espagne d’un côté (stoppée à Poitiers en 732), et jusqu’aux portes de l’Inde de l’autre.

C’est à partir de leur règne que la doctrine sunnite s’est progressivement constituée et diffusée, se fondant sur deux corpus d’abord oraux, puis qui trouvèrent leur forme écrite : le Coran, texte sacré sensé avoir été révélé par Allah au Prophète Mohammed par l’intermédiaire de l’archange Gabriel (qui aurait été fixé par écrit à l’époque du troisième calife Uthman, quoique des feuillets du texte sacré récemment découverts ainsi que des manuscrits à Sanaa semblent attester d’une première écriture du vivant de Mohammed, ou très peu de temps après sa mort), et les hadiths, propos du Prophète rapportés par ses proches[3].

Ce corpus forme la sunna, et les croyants qui s’y réfèrent sont donc les sunnites.

Manuscrits de Sanaa

Manuscrits de Sanaa

Quant aux chiites, après la mort d’Hussein, ils se sont majoritairement installés dans les territoires persans, montagneux, d’où il était difficile de les déloger. Ils se sont progressivement organisés selon une structure hiérarchisée, véritable clergé avec différents niveaux d’initiation, et ont élaboré une doctrine complexe, distincte du sunnisme. Les hadiths furent notamment un point de divergence : les chiites n’estimaient pas forcément légitimes les paroles du Prophète rapportées par les sunnites, et en relayaient d’autres. Ils firent également une lecture plus ésotérique du Coran, accessible seulement aux initiés. A cause de leurs persécutions, ils ont très tôt pratiqué la taqîya, cette recommandation du Prophète qui consiste à dissimuler sa foi sous la contrainte. Une pratique qui sera au cœur de la stratégie d’Hassan ibn Sabbah…

D’autre part, Ali étant à leurs yeux le seul successeur légitime de Mohammed, les chiites ne reconnurent pas les califes comme chefs de la communauté des croyants. Au lieu de cela, ils forgèrent une conception particulière du terme imam, qui serait le véritable héritier du Prophète, son continuateur. Ali était donc le premier imam, Hussein le second, et son fils, ayant survécu au massacre de Kerbala, le troisième… inaugurant une dynastie de guides spirituels et temporels dépositaires du sens caché de la révélation prophétique, et à ce titre vénérés comme des saints[4].

 L’Imâm Ali dormant dans le lit du Prophète », artiste inconnu, Ahsan-ol-Kobar, 1580, Palais du Golestân.Cette représentation fait référence à la nuit où le prophète Mohammad quitta sa maison de La Mecque en secret pour émigrer à Médine, alors que les incroyants avaient projeté de le tuer le soir même dans son lit. Au péril de sa vie, ’Ali se coucha dans le lit du Prophète (s) afin qu’ils ne sentent pas son absence et que le Prophète puisse ainsi partir et rester en vie.

« L’Imâm Ali dormant dans le lit du Prophète », artiste inconnu, Ahsan-ol-Kobar, 1580, Palais du Golestân.Cette représentation fait référence à la nuit où le prophète Mohammad quitta sa maison de La Mecque en secret pour émigrer à Médine, alors que les incroyants avaient projeté de le tuer le soir même dans son lit. Au péril de sa vie, ’Ali se coucha dans le lit du Prophète (s) afin qu’ils ne sentent pas son absence et que le Prophète puisse ainsi partir et rester en vie. (Source : la revue de Téhéran)

Plus ou moins secrètement, selon les lieux et les temps, les imams chiites se sont donc succédés, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, mort aux yeux du commun des mortels, soit considéré comme « occulté » par les chiites. Tout un ensemble de croyances complexes s’est ensuite élaboré autour de cette conception de l’imam occulté, ou caché, appelé aussi le Mahdi, sensé revenir de façon messianique pour inaugurer la fin des Temps et le règne du royaume d’Allah sur terre. Nous verrons que cette conception de l’imam caché est curieusement très importante pour comprendre comment s’est forgée la légende des jardins du Paradis à Alamut…

Mais pourquoi parle-t-on de chiites ismaéliens ? Et plus précisément encore de nizârites ? Il faut convenir que l’histoire chiite est fournie en querelles de successions ! En effet, parmi les chiites, les ismaéliens considèrent que le septième imam, fils d’Ismaël, a été occulté, et ne reconnaissent pas les suivants comme imams légitimes, tandis que les autres chiites considèrent que l’imam occulté a été le douzième – raison pour laquelle on les appelle duodécimains. Aujourd’hui et depuis longtemps, les chiites duodécimains sont très largement majoritaires parmi les chiites, présents notamment en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan ou à Bahreïn… Le courant ismaélien, bien que plus confidentiel et lui-même subdivisé en plusieurs branches, continue aussi d’exister et de fédérer quelques millions d’adeptes dans le monde, essentiellement en Inde, mais aussi en Syrie ou au Liban – les druzes y sont apparentés… Pour de nombreux ismaéliens, il y a aujourd’hui encore un imam vivant en la personne de l’Agha Khan, héritier d’une dynastie d’imams de l’une des branches ismaéliennes : les nizârites. Celle-là même fondée par Hassan ibn Sabbah en cette fin de XIe siècle, suite à une nouvelle querelle de succession…



[1] « Ce groupe de musulmans fut appelé Chi’atu’Ali, parti de Ali, puis simplement Chi’a », d’où dérive le mot chiite. (Bernard Lewis, Les Assassins, Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, éditions complexe, 1984, p. 55)

[2] Les chiites commémorent encore aujourd’hui le martyr d’Hussein à Kerbala.

[3] Les deux textes font toujours l’objet de nombreuses exégèses et spéculations chez les historiens, qui les disputent aux théologiens, pour déterminer quand et dans quelles conditions tel ou tel passage aurait été précisément écrit.

[4] Ce terme d’imam ne recouvre pas la même signification pour les sunnites, pour qui il désigne plus simplement, encore aujourd’hui, l’équivalent d’un pasteur ou d’un prédicateur. Pour plus de précisions sur la notion d’imam dans le chiisme, on peut lire avec profit cet article.

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